On croyait les « hommes-fleurs » mentawaï sédentarisés de force sur leur île de Siberut, à 150 kilomètres au large de Sumatra. Au mieux folklorisés, au pire assimilés depuis la dictature de Suharto. Mais environ un millier d’entre eux ont repris le chemin des jungles de l’intérieur, pour renouer avec un mode de vie traditionnel au plus près de la forêt. En immersion dans un clan, nous avons partagé leur existence, pour comprendre ce retour aux sources.
Vers Padang
La coque du rafiot grince et craque sous les coups de boutoir de la houle nocturne qui se lève. Les cales, pleines à craquer de bananes et de fèves de cacao, prennent aussi des airs de boat people : dans une chaleur suffocante, des centaines d’Indonésiens s’entassent où ils peuvent, fumant, palabrant ou dormant sur des sarongs étendus à même le sol, entre leurs baluchons et des filets de coprah au parfum entêtant. Une poignée de surfers australiens refait le monde une bière à la main, sur le pont arrière.
Leur look, dépenaillé et fluo, tranche sur ce décor digne de l’Exodus. Padang, le grand port sur la côte ouest de Sumatra, est encore à dix heures de traversée. Recroquevillé dans l’angle d’une banquette vermoulue, je sens venir les premiers effets d’un mal de mer sournois, qui se précise avec l’évolution du coefficient de marée. Pour faire diversion, je me repasse mentalement le film des derniers jours, au cœur du pays mentawaï. Des vignettes semblant surgir d’un autre espace-temps émergent de mon brouillard nauséeux.
C’est par la rivière que se font tous les accès aux territoires tribaux de l’intérieur, à bord de pirogues à moteur.
Un homme se place toujours en proue pour indiquer au pilote d’éventuels obstacles : branches, pierres, hauts fonds…
Réminiscences
Je revois l’arrivée à Siberut, la plus grande et la mieux préservée des quatre îles principales de l’archipel, sous la pluie tiède d’une aube blafarde. À peine débarqué, contemplant la plage, j’entends siffler une énorme noix de coco, qui s’écrase à mes pieds. À quelques centimètres près, c’était la fin du voyage, avant même de l’avoir commencé ! Puis apparaît le tronc évidé d’une pirogue fendant l’eau à contre-courant, entre deux murs de jungle brouillonne, comme un théâtre d’ombres, à la fois menaçant et merveilleusement attirant. La forêt primaire serait-elle cannibale ?
Au fur et à mesure que l’embarcation s’enfonce plus avant le long de cette rivière couleur de cendre qui se tortille comme un python, se précise la sensation d’un piège qui se referme, telle une gigantesque plante carnivore. Le ciel lourd nous tombe sur la tête, littéralement, parfois éclaboussé de zébrures vertes quand nous frôlons des fougères arborescentes. La moiteur équatoriale, le clapot de l’eau sous l’étrave de bois moussu, un gong qui retentit derrière des frondaisons opaques, enfin, l’accostage contre une berge de glaise, et cet homme en pagne rouge, couvert de tatouages qui s’approche avec un sourire carnassier : Apocalypse Now n’est pas loin…
Chaque uma est décorée de crânes. Les trophées tournés vers l’extérieur protègent des diables,
ceux orientés en dedans bénissent le foyer.
En pays mentawaï
Flash suivant : je suis mon premier Mentawaï le long d’une sente boueuse. Je remarque, de dos, son chignon, un assortiment de colliers, et le poignard qui danse à sa ceinture. Le frère de Rahan – le fils des âges farouches –débouche tout à coup dans une clairière, où une imposante maison collective au toit de feuilles de palme, l’uma, se dresse sur pilotis. Une ribambelle d’enfants en jaillit. L’homme qui m’a accueilli, mais qui n’est pas le chef, car il n’y pas de hiérarchie chez les Mentawaï, me montre d’un geste son clan.
Je distingue dans le clair-obscur des trois pièces coutumières (invités/hommes/femmes), une trentaine de personnes vaquant à leurs occupations : préparation du sagou, la pulpe d’un palmier macéré qui sert de nourriture principale grâce à sa haute teneur énergétique, confection de paniers et de nattes en osier, réparation des filets, taille des flèches, ou simplement repos en fumant. Car tout le monde fume ici, à la chaîne, des enfants aux vieillards en passant par les femmes enceintes. Il s’agit de tabac de forêt au goût de foin rance, roulé dans de gros pétards en feuilles de bananier séchées.
Sage devant la maison collective de son clan, à Sakalio. Comme la plupart des Mentawaï,
il se met tous les jours des fleurs d’hibiscus dans les cheveux, d’où l’appelation « hommes-fleurs ».
Intermède chamanique
Les visions s’enchaînent : un cochon couine sur le plancher en lattes disjointes, ficelé par des lianes de rotin. Les femmes balaient des épluchures qui filent directement sous nos pieds, où une truie monstrueuse en fait ses délices. Des dizaines de crânes de singes et de cochons ornent les murs. Les trophées des animaux domestiques sacrifiés sont tournés vers l’intérieur pour bénir le foyer, ceux des bêtes sauvages tuées à la chasse font face à l’extérieur, tous crocs dehors, pour « chasser les diables » malfaisants. J’observe deux hommes à moitié nus à la prestance particulière, leurs longs cheveux pris dans un serre-tête de perles colorées, habillés d’un pagne d’écorce battue et surtout par ces élégants tatouages sur presque tout le corps, avec mention spéciale pour les mains, qu’on dirait ensorcelées de motifs ésotériques.
Tout à coup, ils sautent sur leurs pieds et entonnent un chant guttural en se rapprochant de la pièce centrale, noyée d’encre, où je distingue alors un vieil homme malade, prostré. Brandissant des brassées de feuilles, ils « ventilent » le grabataire comme pour chasser les miasmes en vaticinant, dans un tintinabulement de clochettes. Puis, ils lui font ingurgiter une décoction rouge qu’ils ont pilée dans un bambou creux. Je réalise alors qu’il s’agit de deux chamans, et que c’est à l’âme de leur père, Sariman, atteint d’un mal étrange, qu’ils s’adressent, essayant de lui faire regagner son enveloppe charnelle
Le chaman, ou sikerei (guérisseur), entièrement tatoué, reste le pilier et le gardien de la tradition animiste.
Cérémonie de guérison. Le vieux Sariman, atteint d’un mal mystérieux, et la jeune Gereï, fièvreuse,
reçoivent les soins des deux chamans familiaux. Breuvages à base de plantes, reiki et vaticinations syncopées sont employés (à gauche). Le chaman Aman Grecik, l’un des meilleurs spécialistes du tatouage mentawaï, dans sa maison de Bat Obay (à droite).
Banquet
Le film continue par intermittences : le cochon promptement égorgé, après une rapide prière pour le remercier de donner sa vie au clan, est étripaillé, époilé au feu, découpé et mis à bouillir dans une marmite géante. Ainsi se conclut le rituel de guérison : par un banquet. Sept grands plats de bois sont préparés, remplis de morceaux de façon équitable pour les sept groupes familiaux présents, qui mangeront sans un mot, assis à même le sol autour de chaque plat. Tout y passe, y compris le groin, la langue, les pattes et la queue !
Je suis invité à goûter d’autres mets « succulents » : des larves dodues de sagoutier qu’il s’agit de gober avec gourmandise, des lanières séchées d’iguane faisandé, des coquillages de rivière au goût de saumure… La plupart des convives sont habillés à l’occidentale, t-shirts et shorts, sauf les guérisseurs. Appelés sikerei, ceux-ci restent les piliers, et les gardiens de la tradition animiste. Chaque famille a le, ou les siens. Sans eux, il y a fort à parier que la tribu mentawaï se serait déjà dissoute dans la société indonésienne.
Le cochon (sauvage ou domestique) est abondamment utilisé pour tous les rites sociaux, claniques ou familiaux (à gauche). Bae Jalamati glisse une crevette dans le bambou qui lui sert de bourriche. La pêche de rivière reste une activité réservée aux femmes. (à droite)
Suharto, ou les années de plomb
Jusqu’à la deuxième guerre mondiale, l’isolation des Mentawaï avait réussi à maintenir presque intacte leur existence de chasseurs-cueilleurs. Après l’indépendance, en 1949, Jakarta interdit nombre de coutumes locales, comme les tatouages, les dents taillées en pointe et les cheveux longs, ce qui contribua à stigmatiser les autochtones, considérés comme citoyens de seconde classe et méprisés.
Dès les années 50, furent lancés sur l’archipel des programmes de transmigrasi, pour désengorger la surpopulation chronique de Java et Bali. Plus grave, sous la dictature de Suharto, c’est par la coercition et la violence que le gouvernement central força les Mentawaï à abandonner la jungle (qui pouvait alors être librement exploitée), pour les sédentariser dans les maisons individuelles des villages gouvernementaux, proches des mosquées, des temples et des églises. Depuis la démission de Suharto en 1998 et la lente transition démocratique, quelques familles ont regagné volontairement la forêt, quoique cela continue d’être découragé par les autorités.
Forêt vénéneuse
Autre flash-back. Nous marchons dans la forêt-marécage, succession de marigots putrides, rendant la progression laborieuse. C’est surtout le premier pas qui coûte, quand le pied s’enfonce jusqu’au mollet dans la fange avec un vilain chuintement. Ensuite, on s’y fait… La beauté délétère et capiteuse de la nature alterne avec ses multiples pièges.
La jungle est école d’humilité, un apprentissage de chaque instant. En trottinant derrière mon guide, je me concentre comme un funambule sur des litanies de troncs branlants et glissants, posés les uns derrière les autres, nous permettant d’avancer sans trop barboter dans la boue. Lui, va pieds nus, d’une démarche féline. Il porte en bandoulière son long arc, un carquois et sa hotte tressée, qui constituent son unique bagage. Mon ange gardien s’appelle Aman Bauna (= père de Bauna), chaman de son état. Il s’appelait Chimalaji avant d’être père,et a de fortes chances d’être surnommé Gobahe (le veuf) plus tard, tant reste élevé le nombre de femmes qui décèdent en couches.
Un Mentawai ne part jamais en forêt sans son arc, son carquois et son parang (machette).
Salomo et Aman Bauna en chemin vers Butui.
Une cosmogonie naturaliste
La religion animiste sibulungan est basée sur la célébration des esprits de la nature (ciel, mer, terre et forêt), la croyance aux fantômes et le culte des âmes, qui garantit santé et longévité. S’y ajoutent deux esprits fluviaux : Ina Oinan, « mère des rivières », la bienfaisante, et Kameinan, « soeur du Père », la malfaisante. Les objets inanimés sont dotés d’un kina (esprit) qui leur donne vie. La maladie, de même que les rêves, résultent d’une vacance temporaire de l’âme. Les hommes remercient les animaux tués à la chasse pour le don de leur âme.
Chaque événement du clan est sanctionné par le sacrifice rituel d’un poulet ou d’un cochon, dans les organes duquel le chaman lit les signes auspicieux. Ce dernier, appelé sikerei, utilise pour soigner ou soulager, plusieurs dizaines de plantes en décoctions, onguents, poudres ou tisanes. Actuellement, la moitié de la population se déclare protestante, 16 % catholique et 13 % musulmane, tandis que le reste n’a pas de religion « officielle ».
Plongé en méditation devant la cataracte de Kulu Kubuk, près de Madobag, Aman Bauna vient aussi y chercher des plantes médicinales. Profondément animistes, les Mentawaï convoquent ou conjurent les esprits de la forêt.
Poison et cabane de chasse
Je sursaute au souvenir suivant. Un grognement a éclaté à quelques mètres de nous. Aman Bauna a saisi son arc et scrute intensément un bosquet. Fausse alerte. Mais il me montre ses flèches, enduites d’un poison radical. « Satu menit, orang mati » ! (Une minute, homme mort) sourit-il. Nous croisons une modeste hutte perdue en forêt, une « cabane de chasse ».
C’est en réalité un lieu de rendez-vous galant. L’amour est en effet un sujet compliqué ici. Hommes et femmes ne dorment pas ensemble dans l’uma, ne manifestent aucune émotion ni signe d’affection en public. Amants ou couples mariés se retrouvent donc discrètement en forêt. Un homme qui a les moyens, c’est à dire les « sept conditions » : cochons, poules, sagou, cocotiers, durian (fruit), moustiquaires et woks de cuisson, peut « acheter » sa promise si le père de celle-ci est d’accord.
Dernière évocation, alors que le ferry s’engage dans les eaux profondes. Nous sommes assis la nuit sur la véranda du vieux Salomo, nous gavant de siamong, les fruits de saison, et bercés par un concert pour crapauds en coassements majeurs. Salomo est nostalgique, partagé entre la joie de voir ses enfants accéder à une vie meilleure grâce aux écoles gouvernementales, et l’amertume d’observer la lente mais irréversible dilution de l’identité mentawaï.
« Parfois, certains visiteurs ont tendance à nous prendre de haut, mais attention :
si nous ne connaissons presque rien du monde, nous savons tout de la nature humaine ».
Ancien sikerei devant sa hutte de chasse, en forêt.
Le poison avec lequel il enduit ses flèches est mortel en quelques minutes.
L’écotourisme en question
L’archipel des Mentawaï s’est séparé de Sumatra il y a environ 500 000 ans, ce qui explique sa faune et sa flore endémiques. À Siberut, 60 % de la superficie est encore couverte de la forêt équatoriale primaire, qui lui vaut d’être classée réserve de biosphère par l’Unesco, conciliant biodiversité et développement durable. Bien que la majorité des visiteurs soit composée de surfers, les trekkeurs fréquentent aussi l’île depuis une dizaine d’années : groupes de backpackers réunis par les agences de Bukittinggi aux circuits rebattus, ou individuels en quête de rencontres authentiques faisant travailler les guides locaux pour des séjours à la carte.
Aucune infrastructure touristique n’existe encore, dès qu’on s’enfonce dans l’intérieur. Face à la forte pression des imams et des évangélistes, à l’attrait des écoles dans les villages gouvernementaux, et à la séduction irrésistible du monde moderne, le tourisme « ethnologique » pourrait représenter le dernier rempart contre l’assimilation rapide de ce peuple autochtone.
A l’école de brousse gouvernementale de Butui, Jalamati et Manja apprennent l’indonésien, quelques mots d’anglais, le calcul et l’écriture ; cependant, chaque palier dans leur éducation les éloigne, paradoxalement, de leur identité tribale.
Texte et Photos Franck Charton.
Nos voyages en Indonésie à la rencontre des Mentawaï
- Immersion chez les hommes-fleurs mentawaï de Siberut : rencontre avec un peuple qui a choisi de retourner vivre en forêt selon ses coutumes ancestrales.
- Rencontres chamaniques chez les Mentawaï avec Olivier Lelièvre : immersion et rencontre avec les chamans mentawaï avec un spécialiste
- Hommes-fleurs mentawaï de Siberut et peuple korowai de Papouasie : rencontre en un seul et même voyage de deux peuples emblématiques d'Indonésie
Partir en Indonésie avec Tamera
Basée dans le vieux Lyon, l'agence Tamera est spécialiste des voyages et treks en Indonésie. Nous découvrons un vaste archipel d’environ 17 000 îles, du nord de Sumatra jusqu’au petites îles de la Sonde et nous immergeons au coeur de nombreuses ethnies et clans. Chez les « hommes-fleurs » Mentawaï, les Dayak et les Penan de Bornéo, les Torajas de Sulawesi, ou en Papouasie indonésienne chez les Korowai. Nos experts vous aideront à identifier les programmes qui correspondent le mieux à vos envies, votre expérience et votre condition physique.