29 avril 2020 - Afrique, Culture

« Plus qu’un art d’apprendre, l’art du voyage est, me semble-t-il, un art d’oublier toutes les questions de peau, d’odeur, de goût et tous les préjugés. […] Il s’agit aujourd’hui moins d’accroître nos connaissances que de nous dépouiller, afin de retrouver ce que devraient garder toute leur vie les hommes : une fraîcheur de vision pareille à celle des enfants. » Michel Leiris.  

31 mai 1931, débarquement à Dakar d’une mission ethnographique conduite par Marcel Griaule ; le  17 février 1933,  arrivée à Marseille avec le D’Artagnan parti de Djibouti une semaine plus tôt. La mission a traversé l’Afrique d’ouest en est, usant de tous les moyens locaux de locomotion, alternant rapidité et longs séjours selon les lieux, recueillant mots et récits, collectant objets profanes et surtout sacrés, qui seront exposés au Musée d'Ethnographie du Trocadéro, photos et films. Dans ce périple, embarqué en qualité de « secrétaire-archiviste », en pleine crise existentielle, parce qu’il voulait « changer d’atmosphère » et fuir « l’art des milieux naturels parisiens », un jeune homme de 30 ans, ni (encore) ethnographe, ni (encore) écrivain, va écrire une œuvre inclassable, un texte aux strates nombreuses et entremêlées qui tient de l’enquête ethnographique, de l’initiation à l’ailleurs et à l’autre, du journal intime. En 1934, Michel Leiris publiera ces très singuliers mémoires de l’exploration scientifique qu’il a effectuée, sous le titre L’Afrique fantôme.

Nous vous proposons de découvrir les expériences et l’Afrique de la Mission Dakar-Djibouti ainsi que l’aventure intérieure de l’homme qui deviendra, à son retour, un de nos écrivains majeurs du XXe siècle.

 

La Mission Dakar-Djibouti : l’histoire d’une exploration

 

L’itinéraire Dakar - Djibouti
L’itinéraire Dakar-Djibouti

Nous sommes en 1931, année de la grande Exposition coloniale ; Marcel Griaule, ethnologue, aguerri de sa première expérience africaine (Éthiopie, 1928-1929), a proposé de conduire une expédition ambitieuse, de grande amplitude géographique et nécessitant  du personnel, de l’équipement, du temps. L’Institut ethnologique et le Musée d'Ethnographie du Trocadéro soutiennent le projet qui doit permettre une meilleure connaissance de nos colonies. Campagne médiatique et vote parlementaire apportent les fonds indispensables.
La mission, composée de quelques spécialistes, débarque à Dakar puis va poursuivre vers l’est selon un trajet qui tient compte des aléas locaux et des approfondissements  sur le terrain aux différentes étapes. L’équipe se sépare parfois pour amplifier l’aire de recherche. En Éthiopie, seul pays libre du continent, la mission reste bloquée 5 mois à Gondar pour des raisons politiques puis, en passant par l’Érythrée, rejoint Djibouti d’où elle revient en France. 
La mission de l’expédition est, entre autres, de collecter, selon un récent protocole d’enquête, un maximum d’informations culturelles, linguistiques, des échantillons botaniques et zoologiques, de photographier et de saisir le plus grand nombre d’objets – cultuels ou non – afin de sauver de la disparition ou de l’acculturation des sociétés africaines perçues alors comme menacées par les transformations affectant l’Afrique. Malheureusement, souvent, en s ‘appuyant sur le prestige ou le pouvoir du colonisateur, les pratiques d’investigation ou d’obtention des masques, fétiches, statues, poteries, tissages… avaient les formes d’une procédure judiciaire et/ou ressemblaient à des actes de piraterie.
Le « butin » de cette itinérance est impressionnant : plus de 3 500 objets, plus de 400 peintures et manuscrits éthiopiens, plus de 6 000 photographies, des films et des enregistrements sonores… Le Musée d'Ethnographie peut ouvrir, pour leur exposition, une immense salle consacrée à l’Afrique noire (juin 1933). 
M. Leiris écrit à son épouse Zette, trois mois après son arrivée : « […] J’ai bien l’impression qu’on tourne dans un cercle vicieux : on pille des Nègres, sous prétexte d’apprendre aux gens à les connaître et les aimer, c’est-à-dire, en fin de compte, à former d’autres ethnographes qui iront eux aussi les « aimer » et les piller. »

 Mali, Village Dogon Porte Dogon
Mali, Village Dogon (à gauche) -  Porte Dogon (à droite)

 

Michel Leiris : comment écrire le voyage dans son abondance si diverse

« Secrétaire-archiviste » de l’expédition, parce qu’il est l’ami de M. Griaule, M. Leiris n’a, à cette époque, aucune compétence ethnographique et il ne débutera son œuvre personnelle qu’au retour, avec L’Âge d’homme publié en 1939. Tout au long du voyage son travail lui posera problème et son écriture oscillera entre l’objectivité du compte-rendu scientifique et le récit autobiographique. De ce fait, L’Afrique fantôme est une curiosité littéraire inclassable et déroutante: mobilisé par « le parti pris des petites choses », dans leur dimension concrète, l’auteur considère qu’il n’y a d’expérience du terrain qu’initiatique et que son journal doit restituer le tout de cette expérience dans laquelle il est à la fois un observateur et un observé, l’objet et le sujet.

Au jour le jour, il fait son travail de documentaliste et inventorie les faits, les comportements, les choses, les rencontres et les actes, traduit les paroles, décrit avec minutie les cérémonies mais il raconte aussi ses états intérieurs, confie ses rêves, ses obsessions, ses angoisses, ses désirs, ses protestations. Entrelacement complexe de styles où la subjectivité s’immisce dans l’observation, où l’effort scientifique croise l’intimité, où l’imaginaire investit le regard sur les réalités qui s’offrent, le livre met en lumière la contradiction ethnologique et, d’une certaine façon, la dissout dans cette écriture singulière : les sociétés et les hommes que l’ethnologue observe le sont dans la présence d’un sujet porteur lui-même de passions, d’impatiences, d’histoires de vie, dont il ne devrait pas faire l’économie, par honnêteté, dans son rapport à « l’objet ». Écriture risquée qui lui vaudra l’animosité, à la publication du livre, de M. Griaule. 

Car ce qui importe à M. Leiris dans ce voyage, c’est davantage la quête spirituelle que l’enquête savante, c’est l’aventure poétique que lui promet l’Afrique plutôt que la conservation forcenée d’une authenticité mitée ou en partie falsifiée par les indigènes eux-mêmes, une authenticité parfois déjà naufragée sous l’effet de la colonisation. Il est en recherche de sens et d’expériences régénératrices qui puissent accroître la compréhension de l’homme et entre les hommes. 
Le 27 août 1932, il écrit : « […]Je ne peux plus supporter l’enquête méthodique. J’ai besoin de tremper dans leur drame, de toucher leurs façons d’être, de baigner dans la chair vive. Au diable l’ethnographie ! ». Écho à ces autres mots : « J’aimerais mieux être possédé qu’étudier les possédés… ».

Ainsi, L'Afrique fantôme, miroir d’ « un safari ethnographique » et expérience poétique et spirituelle de son auteur nous entraîne dans une multiplicité de voyages.
 

 

Emawayish Michel Leiris sous sa tente
Emawayish (à gauche) - Michel Leiris sous sa tente (à droite)

 

De grandes émotions

Il était affamé d’une nouvelle spiritualité mais l’Afrique parcourue par M. Leiris (jusqu’au seuil de l’Éthiopie) n’était plus « l’Afrique héroïque des pionniers » et ne s’était pas encore réveillée de son « long sommeil » d’asservissement colonial ; elle était « domestiquée » et si les hommes en souffraient, les peuples ne revendiquaient pas leurs indépendances. Le pouvoir occidental produisait ses effets nuisibles dans les relations et grevait d’inauthenticité les rencontres (« les méthodes employées pour l’enquête ressemblent beaucoup plus à des interrogatoires de juge d’instruction qu’à des conversations sur un plan amical » 19/09/1931). M. Leiris le ressentait et cet état des choses participait de l’ennui qu’il ressentait souvent au cours de son voyage malgré ce qu’il découvrait de nouveau, malgré le pittoresque qui ne le passionnait pas vraiment. Dans cette ambiance, des moments difficiles furent parfois la collecte des objets religieux ou non qui s’apparentait souvent à de l’achat forcé, de la réquisition abusive, voire à du pillage – sans compter la profanation des lieux de culte. La convoitise hantait les esprits et provoquait en lui une protestation souterraine, un malaise récurrent, même lorsqu’il participait à l’opération. Le 12/12/1931, il écrit : « L’après-midi se passe chez le jeune fonctionnaire qui nous a accueillis. Nous nous transformons en entreprise de déménagements, car il nous fait don de plus de 50 objets, que nous emportons sur l’heure, avec un cynisme de businessmen ou d’huissiers. »

Au Pays Dogon, en plein Soudan français, M. Leiris est enfin absorbé par ce qu’il découvre : le sacré, la puissance du sacré. La mission arrive à Sangha où elle va s’installer pour deux mois et il écrit : « Formidable religiosité. Le sacré nage dans tous les coins » (29/09/1931). Le sacré est incrusté dans la vie quotidienne et habite les âmes. Il assiste fasciné aux sorties des masques, à leurs danses, aux cérémonies funéraires et aux rituels sacrificiels ; il les décrit avec précision et quête inlassablement des explications auprès d’Ambara, son informateur ambigu ou des vieillards quelquefois espiègles. Ce passionné de fantômes pressent dans ces lieux un mystère et il veut  l’explorer : la langue secrète des masques. Il dort mal tant son travail de recueil et de traduction est exigeant et le tourmente. Il lui faut sans cesse démêler le sens, le vrai du faux dans les récits qu’il entend. 13 octobre : « À chaque pas de chaque enquête, une nouvelle porte s’ouvre, qui ressemble le plus souvent à un abîme ou à une fondrière. Tout se resserre cependant. Peut-être en sortirons-nous ? ». En Pays Dogon, il éprouve l’émoi de l’aventure car le défrichage du terrain n’est pas encore réalisé. « J’ai retrouvé enfin le sens premier que j’ai attribué à mon voyage : celui de la poésie, la plus intense et la plus humaine. » (Lettre à Zette, 18/06/1931).

Mais c’est en arrivant en Éthiopie que M. Leiris a le sentiment de trouver enfin l’Afrique dont il rêvait : « Voici enfin l’AFRIQUE, la terre des 50° à l’ombre, des convois d’esclaves, des festins cannibales […]. La haute silhouette du maudit famélique qui toujours m’a hanté se dresse entre le soleil et moi. C’est sous son ombre que je marche, ombre plus dure mais plus revigorante aussi que les plus diamantés des rayons » (17/04/1932). Et le lendemain : « Nos faces, nos bras, nos genoux sont brun-rouge. Je n’aime que cette couleur-là. Combien de kilomètres a-t-il fallu que nous fassions pour nous sentir enfin au seuil de l’exotisme ! ». À la différence de tous les pays traversés, l’Éthiopie est demeurée libre. C’est déjà ça. Mais surtout, il va découvrir là les génies zar et les rituels de possession, les transes et les envoûtements ; il va, pour la première fois, complètement quitter la mission et s’immerger dans ce monde insolite; il va aussi tomber amoureux d’une jeune femme, fille de la grande prêtresse des zar, Emawayish. Les zar forment une société hiérarchisée et invisible, différenciée sexuellement, avec ses générations ; leur culte magique et de guérison ne pouvait que fasciner l’auteur qui s’en fit attribuer un. Les zar sont des esprits qui s’emparent du corps de l’intéressé et le font agir selon leur convenance, généralement sous forme de transes, au rythme des chants et des tambours. En Abyssinie, M. Leiris revient à l’archaïsme et s’y complaît : « Sentiment enivrant de vivre comme une punaise ou un termite […]. Pensé beaucoup à Z. (Zette), à l’amour en général, à la poésie. Mes bottes sont boueuses, mes cheveux longs, mes ongles sales. Mais je me plais dans ce fumier, tout ce que j’aime y devenant tellement pur et tellement lointain. Je me délecte à cette existence archaïque. Je me laisse vivre. J’oublie mes tourments. » (Juin 1932).
 

Ethiopie, Marche de pélerins   scandales
Éthiopie, marche de pèlerins (à gauche) - Sandales ethniques (à droite)

 

Pourquoi une Afrique « fantôme » ?

M. Leiris écrit dans ces carnets : « Titre du livre : l’Ombre de l’aventure »… Ainsi, déjà sur sa route d’Afrique, sur le terrain, alors que chaque jour, des paysages nouveaux s’imposent, des rencontres diverses se font, des évènements adviennent, alors que chaque jour il plonge sa plume dans l’encre du réel, il éprouve un sentiment d’inquiétante étrangeté : une absence dans la présence. La sienne ? Celle de cette Afrique qu’il foule pourtant depuis plusieurs mois ? Qu’espérait-il et qu’a-t-il manqué ?

Qu’au retour, son Afrique demeure « fantôme » interroge... M. Leiris aimait les esprits et ce titre leur rend hommage : ceux des masques, ceux des zar, ceux que les traditions et les rites conservent dans les sons du sistre, les battements du tambour et les danses exaltées. Mais M. Leiris a aussi traversé des mondes colonisés qui se méfiaient et avaient peur et il sait peut-être que l’Afrique qu’il a découverte et explorée ne pouvait être « la vraie ».

Tout voyage se réalise dans un temps et dans des circonstances particulières qui ne dépendent pas du voyageur ni de son désir ; et tout voyageur est une perspective singulière sur ce qu’il explore, habité qu’il est par ses espérances et ses craintes, ses générosités et ses crispations, ses émois de toutes natures. Ainsi, il est sans doute de l’essence du voyage de « manquer » ce vers quoi nous allons, de « manquer », dans les terres que nous découvrons avec intensité ou ennui, ce qu’elles seraient « en vrai ». Car, ethnographe ou personne, la vraie rencontre est ce composé subtil de ce qui est là-bas et de ce que je suis le jour où j’y étais – et, n’est-ce pas cela « le fantôme » compris par M. Leiris : cette tierce réalité qui fait de chaque pays une part de moi et la matrice de mes rêves ?
 

Peinture de André Herviaut
Peinture d'André Herviaut