En cette période de fêtes, Nawar, notre collègue grande voyageuse en charge de l’Afrique subsaharienne et du Moyen-Orient, souhaitait écrire un article sur ce petit cervidé des régions arctiques qui la fascine, le renne, animal sacré des prairies gelées suspendues aux aurores boréales. Écrit à la première personne, ce texte sur le caribou, puisque c’est son autre nom donné par les Canadiens, nous emmène sur sa relation à l’homme, riche et féconde, depuis la nuit des temps. Belle année 2025 à toutes et à tous.
Ô toi, esprit du Nord,
Fils des vents et de la neige,
Toi qui danses sur les glaces,
De tes bois jaillissent les étoiles,
Racines célestes, ancrées dans l’invisible.
Ils captent la lumière des aurores,
Et dessinent des chemins entre les mondes.
Tu nous ouvres les sentiers cachés,
Guide des âmes et des vivants,
Renne sacré, messager du ciel.
Ainsi suis-je invoqué dans les rituels chamaniques de Sibérie ... animal pareil à un Hermès des pays glaciaires.
Au cours de ma riche et plus que millénaire épopée, alors que je côtoyais les mammouths et les rhinocéros laineux, j'ai parcouru l'Eurasie de ses confins sud jusqu'aux actuelles terres d'extrême froidure ; on trouve mes ancêtres représentés dans des grottes de la Préhistoire – comme celle de Font-de-Gaume en Dordogne.
Aujourd'hui, je reste présent en Scandinavie, en Sibérie, en Mongolie, Canada, en Alaska, dans le nord du Québec et suis formidablement adapté aux climats drastiques des steppes, de la taïga, de la toundra, du Haut-Arctique, fait de désert polaire et de calottes glaciaires.
Dans ma grande famille des cervidés, mes bois me rendent unique : non seulement mâles et femelles en portons, mais la forme en est unique : l'un des troncs étend à l'avant de larges rameaux tandis que le second s'oriente vers l'arrière avant de s'élancer vers le ciel – avec cette quinzaine de kilos sur la tête, c'est ce qu'on appelle avoir du panache* ! Comme mes cousins, je perds cette ramure originale tous les ans...
Si mes mesures sont moins impressionnantes que celle de mon parent l'élan, avec mes 1,30 mètres au garrot et 180 kilos, je suis très robuste, résistant et redoutable en capacité d'adaptation aux froid et à la luminosité des pôles. Ainsi mes yeux passent du brun au bleu selon les saisons, je n'ai pas d'horloge circadienne, et mes sabots ont la singularité de jouer les raquettes pour me faciliter le déplacement dans la neige et les tourbières – ce qui est particulièrement utile lors de mes 2 transhumances annuelles.
L'homme m'a toujours traqué pour les ressources multiples qu'offre mon corps, des sabots aux bois, et c'est certainement par sa chasse à la pitance que je l'ai entraîné, dans ma quête du lichen nourricier, vers l'Orient, sur la voie du Grand Nord. Par qui exactement ai-je été apprivoisé quelque 1000 ans avant l'ère actuelle ? Le récit du nouveau lien tissé avec l'homme s'est égaré dans l'épaisseur des siècles et la dispersion des migrations. Depuis ces temps perdus, certains peuples ont fait du renne un compagnon de vie, et même parfois leur guide spirituel. Mais un grand nombre d'entre nous continue de vivre en hardes sauvages et nous pouvons nous ré-ensauvager sans peine après un temps d'élevage.
Après « l'âge du renne » occidental au Paléolithique supérieur (+12 000 ans avant J.C.) est advenue pleinement « la civilisation du renne » dans la ceinture arctique – cette expression d'André Leroi-Gourhan exprime mon importance et ma complicité paradoxale avec les hommes. Industrie, art, transport et portage, vêture et habitat, nourriture, religion et mythologies, rituels, symbolisme... Dans le monde arctique, tout manifeste la dépendance de l'homme à mon égard.
Nos échanges sont matériels aussi bien que spirituels avec les éleveurs et les peuples chamaniques comme les Sami, les Tsaatan, les Evenks, Tchouktches, les Nénets, les Tozhu... Dans les milieux hostiles comme la taïga et la toundra, nous avons le sens de la vulnérabilité, et des solidarités se sont élaborées avec les siècles entre eux et nous, des solidarités de protection, de mémoires, de guidance. Je sers de monture sur les vastes étendues enneigées et je relie la communauté humaine aux puissances de la nature, mes os et mes bois servent à faire des outils et des décorations et je les conduis sur les routes migratoires d'ici-bas et vers l'en-haut, ma chair parfois et mon lait les nourrissent et ils donnent à ma gourmandise le sel et de l'urine dont je raffole, et lorsque le chaman en transe bat ma peau tendue sur le tambour, je le fais voyager et visiter des mondes célestes ou souterrains qui l'orientent pour aider son clan et guérir ses semblables.
Pareils aux hommes, les rennes sont des êtres sociaux, avec des personnalités singulières et une structure sociale où, hors période de rut, les femelles expérimentées conduisent leurs hardes ; lors des grandes migrations, c'est au sein du troupeau que se tiennent nos compagnons faibles ou âgés... Pareils aux hommes, ils ont naturellement, même domestiqués, un sens de l'autonomie ; ce dernier est d'ailleurs nécessaire à leur survie parce que les pâturages exigent pour leur qualité une certaine dispersion du troupeau ; dispersion potentiellement risquée, car si nous craignons les ours et lynx, le loup reste notre principal prédateur avec les tiques, les moustiques et les mouches hypodermes ! Le nomadisme ancestral des éleveurs de rennes a donc un sens autant pour eux que pour nous : dans l'attache traditionnelle, même après plusieurs jours d'absence, nous revenons au campement quand il y a danger et autant qu'ils nous attachent par leurs soins et leur compréhension. Ils se sont faits et demeurent autant que possible nomades parce que les liens noués sont pratiques mais aussi affectifs et spirituels.
J'apprécie qu'en langue Sami, je sois appelé biekka buorri, un bien gouverné par le vent ; de la part de l'homme aux tendances de prédateur tyrannique, c'est un bel hommage rendu au vivant libre mais solidaire que je fus, que je suis encore dans son existence, là-bas, dans les mondes des aurores boréales et de la banquise.
*panache : le nom de la ramure du renne
Carte d'identité très sommaire
Le renne ou Rangifer tarandus
- Résumé global des proportions (estimation mondiale actuelle) : rennes domestiqués : 60 à 70 %. / Rennes sauvages : 20 à 30 % (population majeure du Canada) / Rennes retournés à l’état sauvage : environ 10 %.
- Deux grands groupes : renne de la toundra & renne des forêts, environ 14 sous-espèces.
- Transhumance bisannuelle : au printemps (mars-avril) vers les toundras du nord ; à l'automne (septembre-octobre) vers le sud dans des zones plus boisées de taïga, plus abritées du froid ; c'est la période du rut avec de magistraux combats de mâles. La migration peut compter plus de 500 000 individus et certains rennes parcourent près de 5000 kilomètres dans l'année.
- Vitesse : 70 à 80 km/h – la fuite est le moyen privilégié du renne pour échapper à ses prédateurs et il est très endurant à la course.
- Quelle est la différence entre le renne et le caribou ? C'est la même espèce appelée « caribou » au Canada et « renne » ailleurs.
- Les techniques de domestication et d'élevage du renne sont variables selon les ethnies.
Au cours de nos voyages, nous allons à la rencontre des peuples semi-nomades éleveurs de rennes, chez les Tsaatan de Mongolie ou chez les Nénètses de Sibérie, notamment pendant le Festival du renne. Dans le contexte géopolitique que nous connaissons, ce dernier est suspendu, mais il nous tarde de pouvoir de nouveau retourner en Sibérie. Dans notre immersion lapone, dans le nord de la Finlande, nous découvrons la culture sami avec la visite du Musée SIIDA à Inari, consacré à la nature arctique du Grand Nord et à la culture sami, ainsi qu’en allant à la rencontre d'une éleveuse de rennes et de son troupeau pour mieux comprendre le lien unique qui les unit.