Retranchés dans les replis inhospitaliers de la cordillère Carabaya, les Hatun Q’ero survivent grâce à leur adaptation écologique, de la haute montagne andine aux jungles tropicales. Nous avons accompagné leurs caravanes de lamas jusqu’à la selva amazonienne, pour la récolte du maïs. Immersion dans une société indigène réminiscente des ayllu, ces communautés rurales de l’époque inca. Une chronique signée par notre ami Franck Charton, grand aventurier et photojournaliste.
Comité d’accueil
Nous avons changé de monde en quelques tours de roue. C’est ce qu’on appelle un choc de civilisation : il y a deux heures, nous étions en pleine fête de Paucartambo – village lui-même à des années lumières des fastes de Cusco – au milieu des danses costumées, des flonflons carnavalesques, des banquets noyés sous la bière. Nous voici à présent un peu groggy à 4 520 mètres d’altitude, débarqués du 4 x 4 dans les solitudes glacées du col de Pampa Ccasa. C’est la porte septentrionale du pays q’ero, et une tempête de neige nous gifle en rafales. Bourrasques et brouillards givrants, en lieu et place des farandoles endiablées des comparsas : le comité d’accueil reste rude, et l’accès au monde q’ero, terriblement exigeant. Soulagement : deux « hobbits » en bonnets de laine écrue et ponchos noirs, émergent des limbes, tirant une mule. Milton et José, nos guides et arrieros (muletiers) q’ero ! On les dirait sortis d’une autre planète, et pourtant, exacts à cet improbable « rendez-vous en terre inconnue ».
Le bourg d’Hatun Q’ero, établi à 3 400 mètres au bord de la quebrada éponyme, reste le village central de la communauté des Hatun. Faisant référence aux villages q’ero échelonnés sur 3 000 mètres de dénivelé, les ethnologues évoquent un archipel vertical.
Baptême au sommet
Au bout d’une demi-heure de descente, déjà crottés et transis, arrêt dans une choza (chaumière) au bord du chemin. Devant un maté de bienvenue aux feuilles de coca, nous faisons les présentations et nous mettons d’accord sur le montant de la donation à la communauté hatun qui s’apprête à nous accueillir en immersion. Encore deux bonnes heures de marche, sur un sentier escarpé, tantôt boueux, tantôt rocailleux. Nous sommes hébergés, peu avant la nuit, dans une cabane solitaire, vers 3 600 mètres. Il faut s’accroupir pour entrer, tellement la porte est basse. L’intérieur, totalement noir, car dépourvu de fenêtre, semble minuscule et enfumé. Sept personnes, enfants compris, s’y pressent déjà. Sol de terre battue, foyer en argile, toit de paille, murs en tourbe, nous sommes bien chez les Q’ero, pur jus ! Nous partageons une soupe de chunos, ces patates noircies à force de déshydratation, puis nos hôtes me demandent, les yeux brillants, de baptiser leur dernière-née, une petite fille d’une semaine enroulée dans un châle. Bien qu’adeptes de la religion andine, un animisme à vernis chrétien, la bénédiction d’un wiracocha, un Blanc, revêt à leurs yeux une grande valeur symbolique. Pour le visiteur, croyant ou non, c’est un honneur qui ne se refuse pas. À la lueur d’une bougie, je trace donc, avec un rameau de géranium de montagne béni à l’eau de source, une croix sur le front du nourrisson, en prononçant la formule rituelle en espagnol : « Janis Celina Machacca Quispe, je te baptise dans la foi chrétienne, au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit », puis tous viennent m’embrasser avec émotion.
Les maisons d’Hatun Q’ero, trapues et sans fenêtres, sont construites en pierre, avec un toit de chaume,
au milieu des champs de pommes de terre.
Descente aux enfers
Nous sommes tirés de nos paillasses à quatre heures du matin par un froid carnassier, avalons quelques patates tièdes et nous mettons en marche, difficilement. À 3 400 mètres, surgit sur une épaule le village principal d’Hatun, dont nous ne verrons pas grand’chose à l’heure grise de l’aube. Il y règne le branle-bas des grands jours, car notre arrivée coïncide avec le voyage à la selva pour aller récolter le maïs. Ne poussant qu’en milieu chaud et humide, donc en zone tropicale, il sert surtout à confectionner la chicha, une boisson fermentée évoquant une bière rustique. Boisson sacrée, au centre des rituels. Son élaboration, longue et compliquée, reste la fierté culturelle des Q’ero.
Les caravanes de lamas, empanachés pour l’occasion, sont rassemblées devant chaque maison et s’ébranlent à tour de rôle, dans un piètinement sourd et le tintement des grelots. De la descente terrible qui suivra, je ne garde qu’un souvenir confus, presque halluciné, une dégringolade de 1 600 mètres de dénivelé, pendant près de sept heures, tant le cheminement est sinueux et les obstacles, nombreux ! Les pâturages font place à une immense gorge longée depuis un chemin taillé en encorbellement dans la falaise. La végétation reprend progressivement du poil de la bête, voici les premiers bosquets d’arbres, puis nous sommes comme avalés par la forêt humide, la vraie, puissante et sombre. Le chemin devient cloaque. Un univers putride, baigné de bruine, dans un vrombissement d’insectes piqueurs. L’enfer vert… Les ravins succèdent aux rios, franchis à gué dans l’eau glaciale, ou sur de chaotiques passerelles en troncs et branchages, tapissées de mousses pour faciliter le passage des animaux. Parfois, nous partageons en silence quelques feuilles de coca, sous une frondaison plus généreuse qui nous sert de parapluie, avant de repartir, les membres lourds et la tête vide. En milieu d’après-midi, nous parvenons, extenués, à la grande clairière de Pushq’ero, à 2 000 mètres d’altitude. Nous avons chuté » de 2 500 mètres depuis hier…
Les nombreux ravins et rios sont franchis à gué ou sur des passerelles de branchage,
un moment toujours délicat pour des animaux très émotifs.
Veillée à Pushq’ero
Des cabanes rudimentaires en bambou, sans murs, aux toits de feuilles de palme, sont disséminées de loin en loin sur ce petit plateau défriché. Chaque troupeau, cornaqué par une famille, rejoint son abri respectif. Des tas d’épis multicolores, attestant de la diversité des maïs récoltés depuis la veille par ceux descendus en avance, jonchent le sol. Hommes, femmes, enfants, tout le monde se met aussitôt au travail. Les uns perçant avec une pointe de bois l’opercule foliaire, pour pouvoir retirer les épis restant au sommet des tiges, d’autres les portant dans leurs ponchos vers l’aire de stockage, les derniers en remplissant de gros sacs, qui seront ensuite cousus à la main. Le soir, réunis dans notre hutte autour du feu, après la soupe et les tamales (pâte de maïs cuite dans une feuille de bananier), vient le temps de l’échange du k’intu, les bouquets de trois feuilles de coca, que chacun se tend avec ces mots, en quechua, « Allpay Sunchis » (mâchons), auxquels on répond invariablement par la formule de paix, « Urpichay Sonqochay » (petit coeur de colombe) ! Ce rituel social reste le fondement de leur pacte communautaire.
Lors de la fête de Santiago, à Shua Shua (4 260 m), les femmes préparent les pompons des alpagas, pendant que les hommes mâchent des feuilles de coca et jouent de la flûte, pour convoquer les esprits. Entre les deux, l’autel de Santiago, où sont rassemblés harnais et grelots, offrandes végétales, et la jarre de bière de maïs, le breuvage sacré.
Un peuple, cinq clans
Les Hatun forment l’une des cinq communautés de la nation q’ero, peuple autochtone de 2 500 âmes, exilé au fond des Andes pour échapper à la conquête espagnole, après la chute de l’empire inca. Ils ont réussi à préserver, dans une large mesure, leur autosuffisance alimentaire et leurs valeurs identitaires, en se servant du spectre écologique que représente la cordillère des Andes : élevage des alpagas et des lamas dans la puna, entre 3 800 et 5 000 mètres (annexe principal, vers 4 300/4 500 m), culture des pommes de terre essentiellement dans l’étage intermédiaire appelé quechua, entre 3 000 et 3 700 mètres (village central vers 3 400 m), enfin récolte de maïs dans le monte, étage supérieur de la yunga, ou selva amazonienne (village temporaire autour de 2 000 m). Soit un usage de la montagne sur 3 000 mètres de dénivelé !
La récolte du maïs dans la clairière de Pushq’ero, à 2 000 mètres d’altitude, après 7 heures de descente depuis le village.
Dans la puna, à 4 300 mètres, le maïs récolté en Amazonie sera plus tard transformé en vecteur de prospérité.
Borderline
Pendant la nuit, affalé dans ma « guitoune » à côté des sacs de maïs, je ne peux m’empêcher de songer à ce qui entoure Pushq’ero. L’isolement de cet endroit est si palpable qu’il en devient presque effrayant. Au-delà de ce terminus péniblement « humanisé », plus de sentier, plus de pont, plus de cabane. L’immensité vertigineuse de l’Amazonie, refuge de quelques groupes de chasseurs nomades irrédentistes non contactés, prompts à décocher leurs flèches empoisonnées sur quiconque violerait leur territoire. De multiples tentatives de « first contact » ont été tentées. Aucun explorateur, missionnaire, ou scientifique, n’est à ce jour revenu pour témoigner. La dernière expédition, formée par des soldats péruviens aguerris, a tenté de descendre la rivière il y a quelques années, au départ de Markachea, la vallée voisine. Elle a entièrement disparu, corps et biens… À 6 heures du matin, chaque lama est lesté d’un sac d’une vingtaine de kilos, le chef de famille souffle par bouffées la fumée de sa cigarette sur chacun, en guise de protection contre les embûches du camino, et la remontée démarre à un rythme nettement plus paisible que la veille. Quand les chaumes trapus du gros village d’Hatun apparaissent enfin dans les brumes d’altitude, le jour décline. Installation chez Jose, qui a ouvert dans sa maison la première épicerie de la vallée. Les jours suivants, nous verrons défiler tout le village, venu acheter des bonbons, des biscuits, un soda ou des feuilles de coca. Pour l’heure, dès la soupe avalée, nous nous endormons tout habillés près de l’âtre, comme des bienheureux.
La remontée de la selva amazonienne, avec la caravane de lamas chargés de maïs. Chaque animal porte environ 20 kg sur le dos.
La transhumance du maïs de la selva amazonienne reste l’occasion, unique dans l’année, de rencontrer des lamas en zone tropicale
Pago et Macho Fiesta
Les quelques jours passés au village passent comme dans un songe. Visite aux autorités traditionnelles, pour renforcer les liens d’amitié en mâchant la coca de concert. Observation d’un tournoi de foot entre villages descendus des vallées adjacentes. Montée avec nos amis sur les colcas (greniers circulaires incas) dominant la quebrada, pour célébrer un pago, ou « paiement » aux puissances tutélaires, le rite d’action de grâces qui sanctionne la fin heureuse de la récolte du maïs. Un jour, Milton nous annonce que va avoir lieu dans le village d’altitude de Shua Shua, à 4 260 mètres, la « Macho Fiesta », ou fête des lamas, en l’honneur de Santiago (saint Jacques) le saint patron des troupeaux et des moissons. Ce hameau affiche une beauté farouche, sous des escarpements rocheux. Il semble déserté, mais dans chaque maison, la scène est identique. Les hommes sont assis d’un côté, en ponchos et ch’ullos (bonnets) colorés, les femmes accroupies en face, côté cuisine.
Le pago, ou paiement rituel d’offrandes aux puissances tutélaires, apus et Pachamama,
est une action de grâces hautement symbolique et ritualisée.
Détail d’un pago à la Pachamama, pour s’assurer de sa bénévolence. En toute occasion, le partage et la mastication des feuilles de coca restent primordiaux, ils renouvellent en permanence le lien social entre hommes eux-mêmes, et avec les divinités protectrices.
Rodéo
Tous mâchent la coca. Au centre, une jarre de chicha et un jerrican de canazo (alcool de canne) pour les libations qui vont scander la cérémonie jusqu’au bout de la nuit. Devant un autel païen érigé pour Santiago, constitué de paille, patates, maïs et plantes aromatiques, trône un jeu de brides et de grelots qu’on agite de temps en temps, pour signifier que les troupeaux participent à la fête. À tour de rôle, on boit dans une calebasse, cul sec, puis on la fait rouler à travers la pièce, sous le regard de l’assistance : si elle s’arrête, ouverture vers le haut, la chance est au rendez-vous ! Toutes les deux minutes, l’un des hommes saisit sa flûte et joue quelques notes tristes et dissonnantes. Vers 16 heures, déjà bien éméchés, on se dirige vers les enclos de pierre, où se poursuivent toasts et mastication face aux lamas, qui couinent d’inquiétude. Quand le soleil bascule derrière la crête et qu’un froid polaire s’abat sur la montagne, démarre le rodéo : les lamas sont attrapés l’un après l’autre et immobilisés. Les femmes leur cousent de nouveaux pompons aux oreilles, après que les hommes les aient forcés à boire un litre de chicha, la bouteille enfoncée au fond de la gorge ! Quand, de fureur, elles ne nous recrachent pas la moitié du breuvage sacré à la figure, les pauvres bêtes repartent en titubant, hébétées.
La Macho Fiesta, ou fête du lama, célèbre les troupeaux le jour de la fête de Santiago. Adossée contre un muret du corral aux lamas,
la famille Machacca Quispe procède aux derniers rituels, avant le rodéo.
Par des températures largement négatives, chaque lama est capturé au lasso, et doit ingurgiter de force sa part de bière de maïs,
puis on lui remplace les pompons de laine colorée qu’il porte aux oreilles, et qui identifient les propriétaires du cheptel.
Épilogue
Ce n’est qu’à la nuit noire, par –5 °C, que nous regagnons, tout aussi hébétés, la choza, où vacillent quelques lampes à pétrole. On continue à boire, à mâcher la coca, on s’étreint, on pleure, on rit. L’un joue de la conche, comme un appel à la transe, un autre y répond en exécutant quelques pas de danse syncopés ou secoue frénétiquement les grelots, alors que les femmes, en se rapprochant doucement des hommes, entonnent une mélopée triste venue du fond des âges. Alternant voix de tête aigüe, lancinante, et soupirs étouffés, dans une langue inconnue, peut-être oubliée, la fête a pris un tournant mélancolique qui serre le cœur. En ce jour de liesse, on partage aussi la tristesse des épreuves passées, en une catharsis collective. Quel abandon, quel exil raconte ce chant plaintif ? Quelle est la geste ancienne, qu’égrène cette lamentation psalmodiée ? L’auteur de ces lignes ne se souvient plus bien quand il regagne son duvet, par –20 °C, sous un ciel d’une pureté miraculeuse, dans un air si tranchant qu’il brûle les poumons. Les Q’ero, eux, continuent de célébrer, dans une joyeuse confusion, les forces de la nature et la générosité de la Pachamama…
Portrait du cacique Alfonso, chef de la communauté des Hatun Q’ero.
Immergez-vous au cœur des communautés et peuples péruviens
- Le voyage Trek et immersion chez les Q'eros et fête de Paucartambo
- Nos voyages, treks et randonnées au Pérou : treks dans la cordillère des Andes, ascension du Chachani à 6 057 mètres, participation aux fêtes locales, rencontre avec les peuples...
Sans oublier notre série d'articles sur les peuples péruviens qui vous feront découvrir les cultures locales des descendants des Incas dans les Andes, jusqu'aux peuplades amazoniennes :
- les Q’eros, frères des Andes
- Pérou : sur le fil de la dualité andine
- Les Chachapoyas, guerriers des brumes pré-incaïques
- En territoire Matses en Amazonie péruvienne
- En immersion chez les Matses, première traversée intégrale de leur territoire
- A la rencontre des indiens d'Amazonie Matses
- Ethnies et peuples rares amérindiens