30 juin 2017 - Népal, Trekking

MÉMOIRES DU CHEMIN | Régulièrement, nous publions quelques courtes histoires ou anecdotes vécues par nos participants ou des voyageurs illustres. Nous rentrons dans l’esprit d’une rencontre ou d’un lieu. Dans ces mémoires du chemin, Cléa Chakraverty et David Ducoin nous font partager leur émerveillement devant la beauté sauvage des cinq trésors des neiges, le Kangchenjunga. 

En lien avec cet article retrouverez l'itinéraire de ce voyage "Les camps de base du Kangchenjunga" dont le prochain départ du 13 octobre au 05 novembre est confirmé. 
Retrouvez également tous nos voyages au Népal, ainsi que nos départs confirmés cet été en Himalaya.  
 

 

 

Kangchenjunga, les cinq trésors des neiges
Une immense muraille de glace me fait face, éclatante. Je la considère longuement, heureux. Après plusieurs heures de marche intense sur les moraines, pierriers, et éboulis, éreintés par les roulements des cailloux sous nos pas, nous sommes récompensés par la vue splendide des différents sommets qu'offre le Kangchenjunga. Loin d'être menaçant, ce vénérable massif invite le regard au-delà de ses glaciers interminables. Nous sommes pourtant déjà bien hauts à 6 009 mètres, sur un piton saillant, un satellite du Drohmo, qui lui s'élève à 6 881 mètres. Se détachent encore de multiples pointes enneigées, resplendissantes, ouvrant la voie vers le pic lointain à quelques 8 586 mètres d'altitude. Le Kangchenjunga, le domicile des Dieux, sacré et magique, inspire toujours respect et humilité à ceux qui empruntent ses flancs généreux.

La région du Kangchenjunga, restée longtemps imperméable à la culture hindoue nous le rappelle régulièrement. Moins fréquenté des randonneurs, le Népal oriental, frontalier avec le Sikkim, est aussi le foyer de Tibétains et de peuples de langue tibéto-birmane comme les Kirant Rai et les Limbu, dont les pratiques et coutumes particulières demeurent méconnues.

 

 

Au pays des Limbus
Le pays Limbu, ou Limbuwan, commence avec ses cultures en terrasse et ses forêts de rhododendrons. Le sentier est sinueux, souvent étroit, longeant les rivières et nous fait emprunter plusieurs ponts suspendus. Des femmes limbu reconnaissables à leur étonnant disque d'or nasal, nous saluent. Parfois elles nous offrent un peu de cardamome récoltée plus haut. La pulpe blanche du fruit est si forte que j'ai du mal à me débarrasser du goût plusieurs heures après. Certaines portent des paniers d'écorces, issues de l'arbuste Daphne, appelé aussi  “lokta” au Népal et dont est produit un papier d'une qualité et robustesse très appréciées.

Je m'attarde parfois un instant pour admirer de petites stèles funéraires ciselées en pierre, érigées à certains virages. Elles nous avertissent de la présence d'un village, niché sur le flanc escarpé d'une colline. Au détour d'un chemin, les maisons Limbu apparaissent en grappes. Surélevées, blanche, a colombages, elles se parent avec fierté du drapeau de la communauté: trois bandes bleu, blanc, rouge, ornées d'un soleil. Le bleu pour l'eau et le ciel, le blanc  pour la paix et l'air, le rouge pour la terre et le sang pur des Limbu. Le soleil représente l'ensemble des croyances et pratiques religieuses.

Les fermes, rehaussées sur une fondation en pierre, sont couvertes d'une palme locale pour les isoler du froid et des pluies, offrant une vue imprenable sur les vallées. Toutes présentent de petits jardins potagers et des abris pour les bêtes. Nous nous frayons un passage dans les champs de millets florissants, dont les bourgeons forment des coeurs. Ils semblent nous accueillir avec bienveillance, témoins silencieux de la richesse de la région.

 

 

Le millet est une culture importante chez les Limbus, et des gorgées de tungba bien chaudes sont toujours proposées au voyageur. Un soir nos porteurs s'enivrent après une journée de dix heures de marche. Nous les entendons avec délice rire, chahuter et...danser avec fracas jusqu'à minuit ! Le lendemain rien n'y parait et nous reprenons notre route qui se poursuit sur plusieurs jours en montagne russe, à travers les forêts de magnolia et de bambous, le long de la rivière Simbu Khola. Notre objectif est désormais le camp de base sud du Kangchenjunga, l'ascension vers Oktang. Le paysage se fait plus alpin. Quelques naks, les femelles yaks, s'ébrouent à notre passage tout en arrachant des pousses ça et là; l'air se vivifie.

Durant notre progression je me remémore les nombreuses légendes des Sherpa et des Rai sur les forces telluriques qui peuplent ces cols et ces vallées, leurs mythes et leurs imaginaires qui enchantent aussi bien les habitants que les grimpeurs. Troisième plus haut sommet au monde, le Kangchenjunga a attiré un grand nombre d'expéditions, parfois fatales, et souvent des premières mondiales. Les Britanniques George Band et Joe Brown furent les précurseurs. Ils gravirent en 1955 le sommet sacré (sommet principal) et s'arrêtèrent quelques mètres avant la fin, respectant ainsi leur parole donnée au roi du Sikkim de ne pas franchir le territoire sacré, une promesse devenue par la suite une norme tacite (mais pas toujours pratiquée) chez les alpinistes. En 1962 ce fut Lionel Terray qui s'attaqua à l'autre grand protagoniste de la région, le terrible “Kumbakharna”-ainsi nommé par les Limbu- ou Jannu. Surnommé “Strong Man” par les Sherpa, en dépit de ses six côtes cassées, le Français triompha d'une ascension aussi redoutée que grandiose. Je contemple un instant le Jannu, qui se détache devant nous, et dont la placidité apparente n'est qu'un leurre. Je me contenterais d'une prière silencieuse face à ce monstre sacré. Sa face nord est particulièrement ardue. Bon nombre d'alpinistes chevronnés ont renoncé devant la technicité de l'entreprise. Elle a pourtant été gravie en 1976 par une équipe japonaise qui a cependant contourné l'immense mur de granit qui mène droit au sommet. Celui-ci aurait été vaincu par une équipe russe en 2004 à l'aide de gros moyens techniques qui firent ensuite débat en raison des matériaux laissés sur place...

 

 

Vers le camp Sud
Aux alpages de Lapsang, entre Tseram et Okhtang, le sommet de Boktoh (6 135 mètres) s'offre à nous sur un ciel azur. Dominés par le mont Kabru (7 353 mètres) et le Talung Peak (7 349 mètres), nous abordons la moraine frontale du glacier de Yalung. Sur le chemin du camp sud de Oktang, nous faisons étape au camp de Ramche. La piste continue de monter à travers la moraine et ouvre soudainement sur un belvédère à Oktang, avec une vue impressionnante sur les sommets de Rothang et Kabru, et, plus au nord, sur le glacier du Kangchenjunga.

De retour au pied du Jannu, une étrange procession attire soudainement mon regard: une dizaine de personnes semble descendre de la montagne, hommes et femmes, menés par un homme portant des branches sur l'épaule gauche et un instrument à deux cordes dans la main droite. Les Limbu ont leur propre système de croyances, fondées en partie sur l'animisme. Le meneur du groupe que nous apercevons est un spécialiste  rituel appelé phedangmaa ou bijuwa, selon sa fonction . Il joue à la fois le rôle de thérapeute, accompagnant les âmes ou soignant les malades, et celui de guide dans la propitiation de forces invisibles. Ces dernières se manifestent à travers différents champs sociaux: les espaces domestiques, les espaces agraires, les lacs, forêts ou montagnes...Est-ce un rituel propitiatoire à taampungmaa, le maitre des forêts, ou à toksoongba, celui des crêtes? Nous n'en saurons pas plus.

Nous suivons désormais la crête pour traverser un haut plateau et changer de versant : au col de Sinelapche, le Makalu (8 463 mètres) se dénude dans toute sa splendeur. Une série de cols nous conduit vers Mirgin La.

 

 

La piste s'éloigne et plonge brusquement dans une épaisse forêt de rhododendrons vers le cours supérieur de la Ghunsa Khola, issue du glacier du Kangchenjunga. Nous sommes alors accueillis par une incroyable forêt de mélèzes. Nous faisons étape dans le village tibétain de Ghunsa à quelques 2 440 mètres dans le lodge tenue par Himali Ghungdak Sherpa. Ici les éleveurs de yaks se méfient des léopards des neiges, dont le Kangchenjunga est le royaume. Je m'installe confortablement près de l'âtre, une tungba à la main pour me réchauffer. Himali s'affaire autour d'un plat en fonte. La suie a recouvert les fourneaux, mais le reste de la maison est immaculée. Himali se sert une large tungba. Les langues se délient. Le quinquagénaire me raconte comment, adolescent, il découvrit dans la jungle deux bébés léopards qu'il tua sans remords. Ces bêtes, dit-il, étaient une menace pour nos troupeaux, nos enfants. Pourtant, quelques années plus tard, il prit conscience de la rareté des léopards des neiges. “On ne les voit plus, tout le monde les chasse. J'ai décidé d'agir, ils font partie de cette terre, au même titre que nous n'est-ce pas?” Himali oeuvre pour leur préservation au Népal et guide désormais régulièrement les expéditions scientifiques dans la région. Nous nous reposons longuement à Ghunsa. Les félins au pelage beige et tacheté resteront invisibles sur ce voyage.

Nous prenons le temps d'explorer les lieux avant de descendre vers Amjilossa, afin de terminer la boucle de ce périple. Nous n'avons pas découvert d'Or ni d'Argent et encore moins de Pierres précieuses, comme le suppose la légende. Nous avons à peine effleuré des cultures indigènes anciennes et goûté à la puissance du Kangch. Pourtant, demeure en nous et jusqu'au retour, cette impression d'emporter dans nos coeurs des trésors inestimables.