Avec la sédentarisation forcée des nomades tibétains à l'horizon 2020-2025, la Chine espère gagner l'ultime bataille du haut plateau, dans un souci permanent de noyer l'identité autochtone dans le creuset de la majorité han. Notre ami Franck Charton s'est rendu dans la région du Kham afin de les rencontrer.
« Circulez, y'a rien à voir ! »
Semblent hurler en chinois les policiers tibétains qui vocifèrent en direction de notre véhicule immobilisé près d'un attroupement, entre Dzogchen et Serchu. Un incident est survenu : un clan nomade, venu s'installer dans le « village socialiste » créé de toutes pièces pour eux en périphérie de la ville de Serchu, a décidé de faire demi-tour quand il a découvert le morne univers où comptait les parquer l'administration chinoise.
Bicoques minuscules, jardinet en lieu et place de leur immensité familière, matériaux peu isolants, installations voisines déjà en panne et insalubres, sans parler de cette promiscuité, intolérable pour ces coureurs de steppe ! Les seigneurs sont devenus mendiants, avec le douloureux apprentissage de « la misère en habits du dimanche ».
« Au début, on nous a distribué des casquettes fluorescentes, des tee-shirts et des tentes en plastique. Ensuite, il y a eu une réunion. Des gens bien habillés nous ont promis la modernité et la sécurité : toit en dur, électricité, eau courante, terrain à nous. Après nous avoir fait signer des papiers, nos bêtes ont été vendues ou sont parties à l'abattoir. Aujourd'hui, nous ne comprenons plus ce monde. Nous sommes des enfants... ».
Qinghai, campement de nomades dans les alpages de Jyekundo, ou Yushu en chinois.
Qinghai, Yushu ou Jyekundo, festival nomade de Gyelring , près du monastère de Rongzhi.
La réalité des « maisons-WC »
Difficile de ne pas songer à la « pacification » des tribus indiennes lors de la conquête de l'Ouest américain qui passa, après les massacres, par leur fixation manu militari dans des réserves. Imaginez de rudes gaillards habitués à marcher ou à galoper quotidiennement sur de grandes distances avec leurs troupeaux. De subvenir en quasi-autarcie à leurs besoins. De vivre à leur guise enfin, seuls maîtres à bord, avec le vent, le froid des 4 000 mètres et le rythme des saisons. Surtout, la fierté de savoir qui ils sont et d'où ils viennent.
Et puis la vie d'« après la sédentarisation forcée » : le pauvre horizon des « maisons-WC », comme ils qualifient les lotissements concentrationnaires de céramique et de béton qui sont désormais les leurs. L'aliénation et la désespérance qui les guettent, avant les pièges de l'alcool, de la corruption et du chômage, voire de la petite délinquance...
Nagchu, monastère de Gadeng, dans un méandre de la rivière Ju.
Qinghai, Nagchu, monastère de Gar (à gauche). Nagchu, monastère de Gar, site rituel bouddhique de préparation à la mort et à la transmigration de l'âme, selon le Bardo Thödol, ou livre des morts tibétain, qui signifie libération par l'écoute des états intermédiaires (à droite).
Que vont devenir ces déplacés politiques ?
Kawasumdo, 3 570 mètres, dans l'Amdo du Qinghai. En lisière du plateau herbeux perché au-dessus de la nouvelle ville chinoise, apparaît un vallon encaissé où s'entassent près de cinq mille nouveaux migrants. Un spectacle en train de se banaliser partout au Tibet : chaque « village nomade » aligne au cordeau cinquante rangées de cahutes identiques.
Sous les drapeaux rouges de la Chine coloniale flottant sur les toits, règnent déjà un sentiment de lassitude et une hygiène douteuse. Paldor est avachi devant sa porte. Peau tannée, cheveux longs arrangés en chignon, il file une quenouille. « Les cadres du Parti communiste nous ont expliqué que notre regroupement rendrait plus facile la scolarisation des enfants, l'accès aux soins, les opportunités de développement. L'argent du bétail a payé la maison, et le gouvernement nous a donné des réserves de riz et de farine. On a de quoi vivre un an ou deux. » Et après ? Sans aucune formation ni assistance sociale, que vont devenir ces « déplacés politiques », comme on commence à les appeler ?
Gorges de Gyarong, novices devant les tours de Milarepa.
Sous couvert d'une modernité de façade, on installe les nomades dans une nouvelle précarité, puisque ceux-ci passent de la pauvreté dans la dignité de l'autosuffisance, à la misère de l'assistanat. Ces gens libres et fiers, devenus prolétaires en quelques mois alors qu'ils n'avaient rien demandé à personne, doivent louer leurs bras pour survivre, souvent sur les grands chantiers du gouvernement qui désenclavent le Tibet, au profit d'une économie de marché dont ils sont de toute façon exclus. Se profile, derrière les arguties chinoises, la grande affaire de ce sinistre jeu de dupes : contrôler les clans et tribus, souvent irrédentistes, qui constituent, avec les moines, le ferment de l'âme tibétaine.
En filigrane, l'enjeu est aussi économique : « l'exploitation sans témoins, donc sans entraves, des gigantesques ressources naturelles du haut plateau tibétain : hydroélectricité, minerais précieux, gaz », me confie anonymement le responsable d'une ONG au Tibet oriental. « On assiste à la destruction systématique, planifiée, clinique, d'un tissu social millénaire. Nos ancêtres ont mis des générations pour mettre au point une forme de civilisation harmonieuse, en adéquation avec un milieu extrême, aujourd'hui condamnée par des technocrates étrangers. C'est une incalculable tragédie humaine. »
Monastère de Sershül, Kham sichuanais (à gauche) .
Qinghai, Nagchu, temple et montagne sacrée de Negyama (à droite).
Se construire un avenir
Peu avant Damxung, en allant vers le lac Nam Tso, des cohortes de travailleurs s'activent sur le chemin de fer menant à Lhassa. J'apprendrai plus tard, officieusement, que le réchauffement de la planète ayant été sous-évalué lors des études menées à la fin des années quatre-vingt-dix, le dégel du permafrost entraîne des variations du ballast qui dépassent de loin les prévisions. Après plusieurs déraillements dont personne ou presque ne parle, de nouveaux travaux pharaoniques seraient envisagés pour mettre la totalité du secteur menacé (550 kilomètres à plus de 4 000 mètres !) en viaduc sur des vérins hydrauliques.
Grandiose mer intérieure étalant son miroir au pied de la chaîne dentelée du Nyangchen Tangla, le Nam Tso ensorcelle. Hérissées de pitons, truffées d'ermitages, bouquetées de tentes noires et de troupeaux, ses berges attirent chaque jour des milliers de touristes chinois. Dès que ces derniers sortent des bus et des voitures de luxe, femmes et enfants nomades se précipitent vers eux pour quémander argent ou bonbons, et chaque photo se négocie.
Qinghai, Yushu ou Jyekundo, festival nomade de Gyelring , près du monastère de Rongzhi.
Mon guide Pemba, un jeune Tibétain nonchalant et malin, me raconte son histoire personnelle :
« Je suis né en 1987 sous la tente en poil de yack de mes parents nomades, dans le comté de Takse. D'abord berger avec ma grande sœur, j'ai commencé à aller à l'école à neuf ans : quatre kilomètres à pied le matin, autant le soir pour rentrer. À l'époque, les maîtres frappaient les élèves récalcitrants et tous les cours étaient en tibétain. Il n'y avait alors pas d'élève chinois, aucune leçon en mandarin, ni en anglais, langues aujourd'hui devenues obligatoires. À 15 ans, je fus envoyé à l'école moyenne de la ville voisine, parmi les quelques enfants locaux remarqués pour leurs aptitudes. Un privilège ! On effectuait le long trajet en tracteur. Je faisais alors souvent le mur, encouragé par mes parents qui avaient besoin d'aide. À 16 ans, je fus réquisitionné par le chef du village, qui avait besoin d'un membre par famille, pour participer à des travaux collectifs ordonnés par le gouvernement : creuser un canal, planter des arbres, créer de nouvelles fermes... Un an plus tard, je retrouvais, lors d'une fête, d'anciens camarades qui avaient continué l'école. Ils parlaient bien tibétain et chinois, étaient propres, sentaient bon, et moi je n'étais encore qu'un pauvre paysan ! Je me sentis humilié. Je décidais d'aller à Lhassa. Ma sœur, nounou chez une riche famille d'officiels tibétains, me paya quelques mois d'une école d'anglais. Après la classe, j'avais pris l'habitude de me rendre utile dans une agence de tourisme où un lointain parent m'avait présenté. J'écoutais les conversations avec les clients, essayais de déchiffrer cartes et itinéraires... Un jour, lors d'une urgence pour accompagner un couple d'occidentaux à l'aéroport, j'étais seul à l'agence, et le patron me regarda fixement. Depuis, j'ai arrêté l'école : j'apprends tellement plus au contact des groupes, et j'ai remboursé ma sœur ! »
Architecture khampa du village de Sangkar (à gauche). Qinghai, région de Yushu ou Jyekundo, temple troglodytique de la princesse Wencheng, ou de Vairocana, piliers couverts d'offrandes des pèlerins. (à droite).
Texte et photos de Franck Charton.
Notre sélection de voyages et treks au Tibet :
- En piste pour le Kham, l'autre Tibet : un voyage pour découvrir un Tibet auhentique et vivant.
- Célébrations du Mönlam Chenmo en Amdo et au Kham : voyage au coeur de la ferveur spirituelle d'un Tibet authentique.
- Trekking au cœur du Kham, dans la région de Dzongsar : découverte de monastères et randonnée à travers les grands espaces tibétains.
Partir au Tibet avec Tamera ?
Basée dans le vieux Lyon, l'agence Tamera est spécialiste des voyages et treks au Tibet, pays de fêtes et de festivals spirituels que nous traversons du nord au sud et d’est en ouest, à pied. Ces trekkings restent l’occasion idéale de découvrir la beauté du pays, la grandeur majestueuse de la chaîne himalayenne, et de ses habitants. Nos experts vous aideront à identifier les voyages qui correspondent le mieux à vos envies.