Nous faisons la connaissance de Cléa Chakraverty, formée à l'ethnologie et journaliste, qui a réalisé en 2015 une étude passionnante sur les Adi, peuple de l’Arunachal Pradesh, étonnante région multi-ethnique aux confins tibéto-birmans du nord-est de l’Inde, dont Tamera est un spécialiste depuis une quinzaine d'années.
L’ethnie Adi, autrefois appelée « Abor » par le gouvernement britannique des Indes, est une tribu assez nombreuse de près de 160 000 personnes. Au début du XXème siècle, elle contrôlait encore l’accès au Tibet à travers ces montagnes couvertes de jungle du piémont himalayen et les Anglais ont eu bien du mal à les pacifier.
Cléa a donc pu s’immerger un temps dans la culture profonde de ce peuple Adi et nous en livre quelques secrets au cours de cet entretien qui est également une introduction à un nouveau programme d’immersion en pays Adi, que nous allons mettre en place ensemble au cours de l’année prochaine.
Cléa Chakraverty
Bonjour Clea, dans le cadre de tes études en ethnologie tu t’es intéressée au peuple Adi qui habite la partie centrale de l’Arunachal Pradesh. Pourquoi ce choix ?
En tant que journaliste, ayant résidé plusieurs années en Inde, j'avais eu l'occasion de voyager pour mon travail à travers le pays et de rencontrer des cultures très différentes, comme on peut l'imaginer, y compris des cultures tribales. Mais ma première rencontre avec le nord-est indien, et particulièrement l'Arunachal Pradesh, m'a bouleversée. C'était en 2008. J'eus le sentiment de me trouver pratiquement dans un autre pays, bien que très attaché à l'Inde, mais avec des identités et cultures tribales fortes, revendiquées par les habitants. , En même temps, ils vivaient très clairement, surtout chez les plus jeunes, une période de questionnement identitaire, liée en partie à la transition socio-économique que connait le sous-continent indien.
Mon choix s'est porté plus spécifiquement sur les Adi par le fruit du hasard et des rencontres, comme c'est souvent le cas. A Bombay j'avais une amie proche qui était Adi et aussi artiste contemporaine. Elle a incarné pour moi ces mondes qui se rencontraient et m'a donné envie d'en savoir plus sur la terre « où le soleil se lève ». Grâce à elle, j'ai appris à découvrir la vallée de la Siang, dont la beauté, la rudesse parfois, et le sentiment de liberté, aussi bien dans les modes de vie que la topographie, m'ont paru complètement contraster avec les cultures indiennes que l'on connait.
D’après tes recherches, on voit qu’il y a une sorte de renouveau de la religion ancienne traditionnelle des Adi, mais « formalisée » récemment sous l’appellation « Donyi Polo », c’est à dire « Soleil Lune ». Peux tu nous en dire plus ?
C'est un processus très intéressant et qui se retrouve dans d'autres états du nord-est, ainsi que parmi d'autres cultures tribales indiennes (en Orissa par exemple), mais qui a été, à mon sens, encore peu étudié en Arunachal. Même si plusieurs chercheurs étrangers et indiens se penchent sur ces questions, les cultures arunachalaises sortent rarement de la sphère académique...
Donyi-Polo représente pour les Adi (mais aussi pour d'autres tribus du centre de l'Arunachal) à la fois un être dual, suprême, omnipotent et omniscient, et en même temps, ce sont deux entités : « Donyi », le soleil, féminin, et « Polo », la lune, masculin, que l'on retrouve très fréquemment dans les mythes Adi. Dans certains cas ils sont frère et soeur, dans d'autres, mari et femme. D'autres personnages sont également très importants dans les pratiques coutumières et spirituelles: le gardien des animaux, celui des champs, celui de la chasse etc.
J'utiliserais plutôt le terme de « gardien » ou de « représentant » que de « divinité » même si on pourrait utiliser aussi ce terme. Car, pour les Adi, le concept de « dieu » ou de « religion » n'a pas vraiment de sens, tel qu'ils me l'ont expliqué. Un ensemble très riche d'autres entités ou forces invisibles peuple aussi leur conception du monde et intervient beaucoup plus fréquemment dans le quotidien. Mais il est rarement question de « religion ». D'ailleurs les premiers écrits des anthropologues du début du XXe siècle en attestent aussi.
C'est ce qui m'a frappé avec l'officialisation de Donyi-Polo aujourd'hui, qui est reconnue comme une religion « tribale » ou « religion indigène » (selon les termes de l'administration indienne) à part entière. Ont été créés toutes sortes d'outils, y compris le recours à l'écriture (les Adi ont une riche et longue tradition de l'oralité), pour faire d'une pratique et d'un ensemble de croyances, une « vraie » religion.
Il y a donc eu, à un moment précis, qui est désormais connu, un tournant dans l'histoire identitaire et spirituelle des Adi. Donyi-Polo, être « divin » de référence, est devenu à la fois un symbole, une religion, et une revendication identitaire, et donc, forcément, politique.
Est-ce que les « miri », chamans et guérisseurs traditionnels Adi, sont bien intégrés dans ce culte Donyi Polo ?
Je n'utiliserais pas le terme « chaman » car il désigne un type de rituel précis. Chez les Adi, les « miri » sont hommes ou femmes, et peuvent, selon leur capacité, leur don, leur expérience, exercer une, deux ou un ensemble de fonctions dont l'objectif demeure le soin : des humains, des animaux, du collectif comme de l'individu.. En ce sens, ils ont un rôle social fort, d'autant plus qu'il s'agit généralement de personnes ayant une grande connaissance de la tribu et de ses clans, de son histoire, de ses mythes, etc...
Certains de ces « miri » ont reçu le don de communiquer et interagir avec les forces invisibles : esprit des morts, autres forces... Mais les « miri » ne constituent pas un clergé, ni n'ont une fonction privilégiée au sein du groupe. Ils vont au champ, cuisinent ou se marient comme tout le monde...
Leur savoir est immense or, en effet, j'ai été surprise de constater que la formalisation de Donyi-Polo ne les incluaient pas sur des rôles précis.
Lors de mon dernier séjour, l'un des fondateurs de l'association ayant officialisé le culte Donyi-Polo m'avait expliqué qu'en fait, on s’était appuyé sur le savoir des « miri » mais que certains d’entre eux n'avaient pas non plus souhaités être associés au projet.
De façon plus générale, il s'agit de domaines sensibles, parfois assez secrets et que les Adi ne prennent pas à la légère. Je souhaite justement concentrer mes recherches sur les « miri » pour mieux comprendre leurs liens avec le monde Adi actuel.
Toujours dans le domaine des religions, il y a visiblement une sorte de compétition avec la religion chrétienne.. Peux tu nous en dire plus ?
Je ne sais pas si on peut parler de compétition, mais il y a clairement une envie de faire barrage aux multiples conversions au christianisme qui se développent dans la région. Celle-ci a été longtemps préservée mais je pense qu’en raison de son ouverture physique et économique, se sont propagées les influences des autres états du nord-est, très majoritairement chrétiens (évangélistes surtout).
Le projet de formaliser Donyi-Polo vient aussi de l'influence indienne : en Inde, difficile d'exister sans une « religion » tamponnée sur un passeport. Les bouddhistes, fortement présents dans la région, l'influence de certains courants fondamentalistes hindous, et l'affluence de population musulmane d’origine bangladaise dans la région, a certainement joué en faveur d'une revendication religieuse autochtone propre des peuples de l'Arunachal, et claire vis à vis de tout ce petit monde.
Nous envisageons d’organiser avec toi, l'an prochain, un voyage d’immersion en pays Adi, afin de découvrir en profondeur les mille et une facettes de cette culture que le voyageur de passage ne voit pas forcément. Qu’est-ce qui te plaît dans ce projet et qu’en penses-tu ?
Je serais ravie de participer au projet ! Je pense qu'en effet, l'Arunachal est un territoire encore vierge pour le voyageur, même expérimenté. Or, les cultures arunachalaises ne se perçoivent peut-être pas très bien lorsqu'on avale les kilomètres, car elles sont plus secrètes ou cachées.
Je pense qu'un visiteur, s'il est accepté, doit pouvoir prendre le temps de se plonger dans le quotidien d'une famille ou la préparation d'une fête et partager si possible un peu de soi. Chez les Adi, l'environnement immédiat invite au voyage : chaque arbre, chaque colline, chaque torrent ou chaque maison peut recéler une histoire, un esprit ou juste une blague aux dépens du voisin... A nous de nous laisser guider...
Pour en savoir plus sur ce voyage Tamera accompagné par Cléa, cliquez ici.
Nous avons notamment un départ le 13 novembre 2016 permettant d’assister à trois fêtes :
- la fête de Ras Leela sur l’île de Majuli
- la fête Chalo Loku de l’ethnie Nocte
- le Hornbill festival près de Kohima, rassemblant tous les différents clans du peuple Naga