Temple de Rinchen Zangpo et Yeshe-Ö à Tsaparang (Xe siècle), sur fond de canyons de la haute Sutlej
Chaque mois désormais, nous laissons à notre ami Franck Charton le soin de nous conter un de ses meilleurs moments de voyage et de partager avec nous ses plus belles images. Pour cette quatrième chronique, Franck nous plonge dans son voyage au Tibet.
Il y a plus de mille ans, une remarquable civilisation prospéra dans les déserts du far-west tibétain, à environ 1 500 km de Lhassa et non loin du mont sacré Kailash. D’abord connue sous l’appellation d’ancien royaume de Sham Shung à l’époque bön pré-bouddhique, elle s’implanta ensuite plus à l’ouest à Guge (prononcer : « Guougué »), jusqu’aux hautes vallées de l’Indus et de la Sutlej où, à partir du XIe siècle, elle fut un vecteur essentiel de la renaissance du bouddhisme tibétain, qui allait cette fois s’ancrer définitivement sur le haut plateau. Des paysages superlatifs combinés à une histoire fascinante : les ingrédients d’une aventure exaltante aux confins du monde tibétain !
Découvrez notre voyage sur le mont Kailash et hauts plateaux du Changthang.
Road trip bohème
Alors que j’étais à Lhassa où je venais d’arriver au terme d’une équipée rocambolesque en stop depuis Kathmandu, mon regard fut attiré dans le hall du Yak Hotel, le refuge des backpackers, par une annonce griffonnée à la main, qui disait en substance : « Petit groupe de voyageurs cherche un participant pour expédition vers le royaume de Guge. Départ après-demain ». J’étais alors un jeune photographe en quête d’un certain absolu, et l’idée d’un excitant périple au parfum d’inconnu me séduisit aussitôt. Nous étions sept étrangers, de quatre nationalités différentes, suisses, allemands, néerlandais et français. Nos moyens étaient « ultra budget » (à l’économie ric-rac), et il fut décidé à l’unanimité que l’agence ne s’occuperait que des permis et des véhicules : un « Toy » (Toyota Land Cruiser) et un camion où l’on entasserait l’intendance d’un périple de plusieurs semaines en quasi-autonomie. À nous de gérer tout le reste ! Ce qui revenait à adopter naturellement les modes de campement et de ravitaillement tibétains. Nous passâmes donc notre dernière journée à Lhassa à courir les bazars pour faire le plein de tsampa (farine d’orge grillée), soupes de pâtes, riz, patates, viande de yack séchée et, surtout, une authentique tente nomade en toile blanche, tendue sur de hauts piquets tout autour, où nous nous entasserions autour d’un poêle de récupération, dans des couettes fourrées provenant des surplus de l’armée de Mao. Et vogue la galère !
Grands espaces
Les premiers jours de route, entre Lhassa, Gyantse, Shigatse et enfin Saga, dernière ville digne de ce nom, en lisière des grandes steppes, nous firent passer des régions fertiles du Tibet central et du Tsang pour pénétrer dans la région de Ngari, avec ses vastes paysages sauvages, souvent désertiques et peuplés de nomades. La route traversa ensuite d’insolites paysages de dunes de sable avec au loin les sommets du Mustang côté népalais. Un loup solitaire nous fit l’honneur de traverser la piste juste devant nous, au trot et avec style. Nous fîmes étape sur les berges du lac Manasarovar, avec en ligne de mire, d’un côté le Gurla Mandata (7 728 m) et de l’autre, la plus mythique des montagnes : le Kailash (6 714 m), avec en prime un bain réparateur - et tonique ! - dans les eaux sacrées de ce très haut lac d’altitude, à presque 4 600 mètres. Les jours suivants furent consacrés à la kora du mont Kailash, nombril de l’univers hindo-bouddhiste, bön et même jaïn ; mais ce voyage dans le voyage, effectué à contresens avec les pèlerins bön, mériterait à lui seul une autre chronique…
Accueil tibétain
Nous continuâmes ensuite vers l’ouest, avec une longue halte aux sources chaudes sacrées de Tirthapuri, troisième grand lieu de pèlerinage après le mont Kailash et le lac Manasarovar. Notre « maison » de toile blanche, plantée sur le glacis non loin des sources thermales, intriguait au plus haut point nomades et pèlerins, qui ne cessaient de venir nous rendre visite, leur visage hilare faisant soudain irruption en travers du rideau d’entrée. Après les joyeux «Tashi Delek ! » d’usage, nous tâchions d’accueillir nos visiteurs de belle manière, à la tibétaine, avec de grandes rasades de thé au lait salé, que nous versions dans les bols en bois cerclés de cuivre qu’ils sortaient de leur pelisse portée en diagonale sur la poitrine, une manche traînant avec désinvolture dans la poussière. Nous les accompagnions parfois dans leur kora, un magnifique itinéraire de circumambulation serpentant entre chörtens, murs de mani, ermitages « troglo» et crêtes hérissées de darchoks, ces mâts festonnés de « chevaux du vent », les multicolores drapeaux de prière bouddhistes.
Un médecin anachorète
Nous prîmes le temps de marcher jusqu’au monastère bönpo de Gurugyam, accroché dans une falaise ocre à quelques heures de là à travers les steppes marécageuses, où le camion nous rejoignit en soirée. Au fond de la grotte principale, se tenait lama Dawa, accroupi au milieu d’un stupéfiant chaos d’amulettes, d’onguents, de parchemins, de thangkas et d’ex-voto laissés par les pèlerins et patients reconnaissants. Nous eûmes le privilège de partager un moment avec ce remarquable amchi, ou médecin traditionnel, célèbre dans tout le Ngari pour son expertise de guérisseur et sa philosophie de vie, moitié ermite, moitié résistant (c’est lui qui cacha les reliques locales : statues, manuscrits bouddhiques… dans des lieux secrets lors de l’arrivée des troupes chinoises d’occupation du Tibet). Instants d’éternité passés avec un grand spirituel empli de simplicité et de bonhommie, tout comme le dalaï-lama…
Le palais d’argent
En bordure de la vallée de Garuda, une troupe de paysans tibétains s’affairait à dépecer le yack qu’ils venaient d’abattre. La viande fumait, les femmes préparaient des marmites et les rires fusaient dans l’excitation du banquet partagé. Juste au-dessus, quantité de chörtens éboulés et d’habitations troglodytiques témoignaient d’une antique cité rupestre, Kyunglung, qui reste, à ce jour, l’une des plus anciennes villes tibétaines connues, probablement entre un et deux millénaires. Nous explorâmes le versant, entre cavités et chapelles ruinées, poussant jusqu’au sommet, où se tenaient encore debout les vestiges du fameux palais d’argent, où vécurent les souverains du royaume bön de Sham Shung (ZhangZhung en chinois), dont Kyunglung fut la capitale, bien avant l’arrivée du bouddhisme au VIIe siècle, sous Songtsen Gampo.
Les canyons de la haute Sutlej
Poussant plus à l’ouest, nous entrâmes alors dans l’univers minéral des immenses canyons de grès de la rivière Sutlej issue du mont Kailash : un enchevêtrement quasi onirique, un décor d’une beauté sidérante ! Première étape à Thöling, complexe monastique et centre spirituel du royaume de Guge, cerné de dramatiques versants ravinés et de gorges mystérieuses où abondent les sites archéologiques. La moitié des temples était alors inaccessible, car en restauration, et d’autre part les autorités chinoises de Zande se montrèrent tatillonnes, n’appréciant guère la présence de ces visiteurs occidentaux un peu trop autonomes à leur goût. Nous préférâmes donc décamper assez vite, avant qu’elles ne nous forcent peut-être à rebrousser chemin. Nous traçâmes vers l’ouest à travers le labyrinthe des canyons, vers le fleuron de notre périple : Tsaparang, la capitale du Guge entre les IXe et XVIIe siècles. Le site lui-même surpassait tout ce à quoi nous nous attendions et je pensais à l’évocation teintée de lyrisme de l’Allemand lama Govinda, premier voyageur européen à populariser le lieu en 1948, après les premiers travaux archéologiques du professeur Giuseppe Tucci dans les années 30 : « Nous eûmes le souffle coupé et pûmes à peine croire nos yeux lorsque – émergeant d’une gorge et contournant un éperon montagneux – nous vîmes soudain surgir les hauts châteaux de la cité ancienne de Tsaparang, comme taillés à même la masse rocheuse d’un pic monolithique isolé. »
Tsaparang, lieu d’exception
De fait, le site force le respect. Par les fortifications naturelles que forme, de toutes parts, la dentelle presque irréelle des canyons fauves ourlant l’horizon. Par sa crête entièrement tapissée de temples, de chörtens, d’habitations troglodytiques et d’édifices ruinés. Par les vestiges du palais royal et de la double enceinte de fortifications se dressant au sommet d’un pic détritique, quelque 170 m au-dessus du fond de la vallée. Enfin, parce que seul un tunnel creusé dans les entrailles de la montagne en autorise l’accès. À l’intérieur, les temples, notamment le rouge et le blanc, recèlent de véritables trésors de l’art tibétain primitif, quoi que ce terme soit réducteur, tant la finesse du dessin et des couleurs est remarquable ! S’ils ont été vandalisés par les comités révolutionnaires, au moment de la révolution culturelle chinoise (1966-1976), leur chance tient au fait qu’étant déjà largement en ruine et abandonnés depuis plus de trois siècles, l’« armée de libération populaire » ne s’acharna pas sur eux…
Mystères et intrigues
Certaines sources, chinoises notamment, affirment que c’est suite aux prémices de la christianisation du Guge, initiée par la mission jésuite du père de Andrade venu de Goa, autorisée, voire encouragée par les souverains bouddhistes à partir de 1624, que date l’infortune du Guge. D’autres sources évoquent des jeux d’alliances antagonistes entre branches de la famille royale. Toujours est-il que les opposants s’allièrent avec le Ladakh voisin, alors en train de passer sous domination moghole. Ce dernier envoya une milice cachemirie qui fit, en 1630, le siège de Tsaparang. Contre une promesse de clémence, la famille royale, les princesses, les ministres et les généraux finirent par abandonner leur inexpugnable donjon naturel et se rendirent. Mais ils furent aussitôt tués et décapités, leurs corps balancés par-dessus les remparts et leurs têtes plantées sur des piques autour de la cité. On suppose que Tsaparang, tétanisée, fut progressivement abandonnée par ses habitants et que le piton retourna à sa magnifique solitude.
Épilogue
Les jours suivants, nous continuâmes toujours plus à l’ouest, vers Pyang et Dungkar, autres perles du Guge, pour admirer leurs étonnantes chapelles rupestres, refermant de splendides fresques représentatives de l’art tibéto-cachemiri, du même type que celles observées à Alchi (Ladakh) ou Tabo (Spiti), classées au patrimoine de l'UNESCO. Nous essayâmes aussi de forcer le passage vers Dawa Dzong, dernier site fameux et mythique du Guge, totalement fermé (en théorie) aux étrangers. Le premier checkpoint étant désert, c’était presque trop facile… Par contre, au deuxième, une vingtaine de kilomètres de piste plus loin, les militaires de faction se montrèrent inflexibles, bien que nous prétendîmes être des pèlerins bouddhistes en voyage religieux, notre camion et nos tenues tibétaines aidant… Nous allions « tourner casaque » lorsque arriva, de façon inopinée, un officier supérieur, qui se trouvait être, par chance, d’origine tibétaine (du Sichuan) et sympathisant bouddhiste. Après pas mal de salamalecs avec force chapelets et sourires suppliants, l’officier tibétain nous donna le fameux feu vert, mais pour une heure maxi. C’est donc au galop - mais nous étions désormais bien acclimatés - que nous effectuâmes cette ultime visite à l’un des sites les plus difficiles d’accès du Guge médiéval. Ruines rouges, pénitents de grès et vues à 360° ponctuèrent avec de grands « Kyi, kyi, Lha Gyalo ! » (les dieux sont vainqueurs) notre mémorable road trip dans le Ngari, avant de rouler vers Ali / Shiquanhe, dernière ville à l’ouest du haut plateau et de revenir vers Lhassa en traversant les immenses étendues du Changthang.
Pour la petite histoire
Lors de ma première visite à Tsaparang au début des années 1990, le site n’était alors pas gardé et nous pûmes y rester plusieurs jours d’affilée, sans être inquiétés. Mes compagnons dormaient sous notre tente tibétaine, alors que j’avais pour ma part élu domicile dans une jolie grotte, avec vue panoramique. Un berger local qui venait souvent me voir et feuilleter mes livres, en m’interrogeant sur les photos, finit par me montrer, dans un vallon caché, un passage vers une cavité secrète où je découvris les squelettes, momifiés, d’une bonne vingtaine de corps sans tête… Les restes de la famille royale, que la population aurait récupérés à la faveur de la nuit ? Cette sépulture avait cependant été profanée et pillée, comme en témoignaient les corps retournés et les membres dispersés… En partant, le berger me donna une main momifiée, dont la finesse suggérait une origine féminine... Princesse ou courtisane ? À mon retour en France, je la fis fixer dans un bain d’acétone, et je garde aujourd’hui cette relique désormais intacte comme un précieux talisman de mon initiation dans le royaume de Guge.
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Sur les pistes du haut plateau, au pied du massif du Shishapangma (8 027m)
Les bords du fleuve Tsangpo, longeant de loin, en parallèle, la
chaîne himalayenne, entre Lhatse et Saga
Camp nomade dans les steppes des hauts plateaux du Ngari, près de Saga
Purang/Taklakot, monastère rupestre de Tsegu (littéralement le temple aux
neuf étages), dominant les habitations troglodytes de l’ancienne cité caravanière
au carrefour des routes commerciales entre le Tibet, la Chine, l’Inde et le Népal
Purang/Taklakot, ruines de Shepeling (4 160 m), un grand complexe autrefois
constitué d’un fort, lieu de résidence de l’administrateur local,
et de deux monastères, l’un Gelugpa et l’autre Sakyapa
Dernières lueurs sur le Gurla Mandata (7 760 m) depuis le lac Manasarovar
Monastère de Chiu Gompa, sur les berges nord-ouest du lac
Manasarovar, et face sud du mont Kailash en majesté
Le complexe monastique de Thöling, l’une des deux capitales
du royaume de Guge
En périphérie de la ville de Zanda, où subsistent de magnifiques fresques en
cours de restauration et quantité de sites archéologique à proximité
Site sacré de Tirthapuri, canyon insolite combinant
sources d’eau chaude, ermitages et mythes.
Les pèlerins tibétains y collectent de la poudre blanche pour la médecine
traditionnelle, ou pour confectionner des amulettes spirituelles
Monastère « troglo » de Gurugyam, d’obédience bön, à quelques
heures de marche ou 20 mn de 4x4 de Tirthapuri
Des paysans de Moincer viennent de tuer un yack et le découpent
pour faire sécher la viande, entre Guru Gem et Kyunglung
Kyunglung ou les vestiges la cité mythique du palais d’argent, dans la vallée
de Garuda, l’une des plus anciennes cités tibétaines connues et antique capitale
du royaume pré-bouddhique de Sham Shung (ou du Zhangzhung)
Les temples rouge et blanc, où se concentrent les merveilles
iconographiques de l’art tibétain de Tsaparang
Antiques fresques d’une grande finesse, découvertes
en fouinant dans une grotte éboulée
Palais royal au sommet d’un piton détritique, vu depuis le point haut de la kora
Cité monastique et quartiers résidentiels troglodytiques
Fortifications de l’enceinte royale
Arrivée sur le site de Pyang ou Piyang, des falaises criblées de grottes ornées
Le bleu incomparable des apsaras (nymphes célestes hindouistes) et
des daïkinis (déités féminines bouddhistes)
Ruines du temple sommital de Dungkar
L’entrée de la cité fantasmée de Dawa Dzong, la plus inaccessible
de toutes, atteinte après un parcours du combattant et un peu de culot…