Depuis les balcons et les terrasses des maisons de Brun,
les jeunes filles agitent des branches pour accueillir le cortège masculin.
Chaque mois désormais, nous laissons à notre ami Franck Charton le soin de nous conter un de ses meilleurs moments de voyage. Pour cette deuxième chronique, Franck nous emmène dans l’Hindou Kouch (ou Hindu Kush) où, confinés à trois vallées-oasis, sur la frontière afghane, une poignée d’irréductibles kafirs, des « non musulmans », s’accrochent à leurs traditions païennes et à leur mode de vie pastoral issu de la nuit des temps nomades. En mai 2002, Franck y fit un séjour mémorable, au moment des fêtes de printemps, le Joshi. Il était alors invité par Jordi Magraner, un personnage singulier qui avait choisi de vivre parmi eux et de leur consacrer sa vie. Franck Charton est grand reporter et il sillonne le monde depuis une trentaine d'années, près de sept mois sur douze. Il en rapporte de magnifiques images et il les partage avec nous.
Les Kalash, ultimes représentants de l’Afghanistan polythéiste
La méchante piste tortillonne entre deux ravins abyssaux, se faufile dans un énième canyon, semble hésiter entre deux bifurcations, puis se hisse finalement dans la vallée de Bumburet : cadre grandiose de hautes montagnes enneigées, damier satiné des champs cultivés entre les ruisseaux clairs, beaux arbres centenaires, rustiques maisons de bois et d’adobe… La plus grosse vallée kalash ressemble à un petit eden planté au cœur de la Haute-Asie. Mais si la vie semble douce en apparence, il n’en est rien, en raison des hivers longs et rigoureux, de la présence d’une géopolitique tendue avec l’Afghanistan voisin, et surtout de la pression inexorable du monde musulman sur la petite communauté animiste, la plus petite et vulnérable des minorités pakistanaises. Jordi est venu me chercher avec sa jeep vintage. Il habite une jolie petite ferme au-dessus de Krakal, l’un des hameaux de la vallée, à quelques encâblures du premier village nuristani. Ces derniers sont des réfugiés plus récents du Nuristan, province afghane d’où sont originaires les Kalash, appelé autrefois Kafiristan (littéralement, « pays des infidèles »). La grande majorité d’entre eux fut convertie de force à l’islam après la guerre de religion d'Abdur Rahman en 1896. Les Kalash sont donc les ultimes représentants de l’Afghanistan polythéiste.
Rencontre avec Jordi, chercheur de Barmanou
Ancien scientifique, venu étudier les reptiles dans ces vallées reculées, Jordi est un Franco-Catalan originaire de Valencia (Espagne), dont la famille s’est réfugiée à Valence au moment du franquisme. Il a très vite tourné son attention vers le barmanou, l’équivalent local du yéti, un hominidé relique bien connu de la cryptozoologie, dont les derniers spécimens vivraient dans le massif, comme l’attestent les innombrables témoignages de bergers isolés. Enfin, il a été conquis par la gentillesse et l’originalité culturelle des Kalash, au point de demander à faire partie des leurs : au moment de la fête hivernale de Chaumos, chaque membre de la communauté fait le choix, symbolique, de redevenir un homme (ou une femme) à part entière. Hâbleur, brillant, aventurier dans l’âme (sa chambre regorge de trophées qu’il part chasser à cheval, puis à pied, dans les montagnes afghanes avec son arbalète !), il est devenu en une dizaine d’années leur hérault, au point de fonder une ONG, de lever des fonds et de lancer un programme d’enseignement en kalasha, pour contrer le prosélytisme rampant du modèle socio-économique dominant et faire chuter le nombre de conversions à l’islam, religion d’État ici.
Un peuple aux origines indo-aryennes
Pendant une semaine, nous allons de famille en famille, devisant près du feu assis sur de petites chaises de cuir tressé et partageant les galettes et les noix. Si les hommes ont adopté la shalwar kameez de l’Asie du sud, les femmes restent, au quotidien, des princesses vêtues de leurs belles robes noires brodées de couleurs vives, parées de lourds colliers et ceintes de leur insolite coiffe de perles. Ils parlent une langue d’origine indo-aryenne, leur peau est souvent claire et nombreux sont les yeux clairs, verts ou bleus. Si une étude récente aurait localisé une souche migratoire plausible du côté de l’Autriche, on sait en revanche que la « tradition » présentée comme une vérité établie, qui voudrait qu’ils soient issus de l’armée d’Alexandre le Grand, reste une théorie fumeuse, une plaisante affabulation romantique dénuée de tout fondement scientifique.
Voici le grand festival du Joshi !
Hier, femmes et enfants ont décoré le village de bouquets de genêts, couleur d’or, donnant lieu à de charmants attroupements. Ce matin, c’est « jour du lait » : les Kalash passent de maison en maison avec du lait frais et des fromages, pour bénir les foyers et purifier animaux et bébés. Voici le grand festival du Joshi ! Les 4 jours du renouvellement sont lancés ! Il s’agit d’honorer les fées, qui représentent les esprits de la nature, mais aussi les bergers qui vont partir pour les premières transhumances, d’invoquer les déesses protectrices pour obtenir des récoltes abondantes et la protection des troupeaux. Le tout dans une atmosphère festive, chaleureuse, où musique, danses et même sarabandes sont omniprésentes. Le moment aussi où les anciens (les kasis) content les histoires de leur peuple et remontent pendant des heures les généalogies kalash. Un irrésistible tourbillon de savoirs antiques, de joie, de couleurs, de poussière, de vins partagés aussi, car ils sont produits localement, au grand dam des autorités provinciales et des mollahs islamistes.
Inscription au patrimoine culturel de l'Unesco
Quelques semaines à peine après mon départ, Jordi disparaissait et, orphelin de leur protecteur, les Kalash lui organisèrent des funérailles comme pour l’un des leurs. Ce peuple reste plus que jamais un peuple attachant mais en sursis, condamné à l’assimilation à court ou moyen terme. À moins que leur inscription au patrimoine culturel immatériel de l'humanité auprès de l'Unesco cette année, grâce à quelques passionnés, suscite, peut-être, une prise de conscience au plus haut niveau…
Franck Charton, mars 2019
Retrouvez nos voyages lors des fêtes de Joshi et traversée vers Gilgit et lors de la fête hivernale de Chaumos
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Découvrez ci-dessous quelques photos de cette immersion :
Sommets de l’Hindou Kouch au-dessus de Chitral
Vallée de Bumburet
Nouristanis islamisés
Entrée d’un temple kalash. Les dieux ne pouvant être représentés,
seuls leurs chevaux sont visibles
Ancienne évoquant la difficulté de continuer à danser et chanter, au moment
des fêtes sous la pression des mosquées locales
Village kalash de Guru en vallée de Birir
Intérieur et famille kalash de Krakal
Ancien Kalash de Brun, récitant de la poésie, les yeux fardés de khôl
Effigies de bois des ancêtres, souvent cachées pour éviter qu’elles soient
vandalisées ou brûlées, une tradition qui a quasiment disparu
Prélude au Joshi, la cueillette des fleurs qui vont orner maisons et parures
Jeune fille aux yeux révolver
Début des danses collectives
Splendides broderies et lourdes coiffes en cauries,
ces porcelaines-monnaies décoratives
Un kasi évoque le long enchaînement des générations, et la perpétuation
de la culture kalash, depuis des temps immémoriaux
Jour central du Joshi : à l’issue d’une grande procession en musique, hommes
et femmes s’échangent rituellement des rameaux de noyer
Les jeunes femmes forment des rondes dansantes, bras dessus,
bras dessous, sous le regard intéressé de leurs prétendants
Trois sympathiques membres de la police des frontières,
veillent sur la sécurité des rares visiteurs étrangers
Jordi Magraner dans sa chambre, à Krakal, devant ses trophées de chasse et
sa collection d’artefacts rapportés de ses expéditions
Abdul, l’hôtelier historique de Bumburet, savoure
un verre de vin produit dans la vallée