Quand on commence à évoquer le sujet de la faune sauvage, Patrice Raydelet est intarissable, tant le sujet l’anime et le fait vibrer. Ses voyages les plus fréquents, il les effectue le plus souvent pas très loin de chez lui, dans les montagnes du Jura. Aujourd’hui, c’est au sujet du lynx (Lynx lynx) que Renaud Fulconis, responsable de Saïga, a souhaité s’entretenir avec lui. Car si la pandémie continue de limiter considérablement nos voyages lointains, elle nous permet de prendre le temps de nous intéresser plus en détails aux espèces que nous côtoyons parfois, sans le savoir vraiment.
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Patrice, peux-tu nous raconter d’où te vient cette passion pour la nature et pour le lynx en particulier ?
J’ai longtemps cherché à savoir pourquoi et comment était née cette passion. J’ai quelques pistes mais pas de certitudes ! Par contre je ne parle pas de passion mais de chemin de vie, car les animaux et la nature sont toute ma vie. J’ai d’autres passions, mais je ne peux pas vivre sans les animaux, c’est impossible et c’est ainsi depuis ma naissance.
En ce qui concerne le lynx, c’est un animal qui m’a toujours fasciné. Je cherchais à mieux le connaître en lisant le peu de choses qui existaient sur lui à l’époque, au début des années 1970, puis nos amis suisses ont eu l’idée géniale de réintroduire l’espèce. Comme je suis jurassien, donc frontalier de la Suisse, le félin est tout naturellement revenu « chez moi » !!! Ce fut un cadeau grandiose !
© Patrice RAYDELET
Le lynx fascine, mais il reste assez méconnu du grand public. Peux-tu nous rappeler ses principales caractéristiques biologiques ?
Pour résumer, disons que le lynx est un nomade solitaire. La base inaliénable de la biologie de l’espèce repose sur ces deux piliers : la solitude et les déplacements. À partir de ce constat, on peut étoffer : le lynx est inféodé aux grands massifs forestiers où la présence de zones rocheuses lui est indispensable (gîtes diurnes et sites de mise bas) et définit l’utilisation de son territoire. La notion d’altitude n’entre pas en ligne de compte comme de nombreuses personnes le pensent encore, le lynx n’est pas un animal exclusivement montagnard. Il est cependant extrêmement discret – sa technique de chasse et sa survie en dépendent – mais pas farouche. Le paradoxe de cette espèce est qu’il est très difficile à observer, mais qu’une fois que l’on est « avec lui », il n’est, dans la plupart des cas, plus craintif.
Certains individus sont très tolérants, d’autres moins, d’autres encore vont se montrer plus curieux… cela dépend de la personnalité de chaque animal, de ses expériences, de ses habitudes. J’ai pu constater ces différences comportementales avec différents individus (lynx boréal et lynx pardelle) et ces moments représentent toujours des rencontres incroyables dont je suis très friand !
Le cœur de son territoire, c’est également chez toi. Tu veux bien nous raconter ta ou tes plus belles expériences de terrain avec lui ?
Comme je le dis plus haut, j’ai eu le bonheur de rencontrer des lynx de près, de très très près même ! L’une de mes plus belles expériences, est sans doute celle d’une rencontre avec deux jeunes, en pleine nuit, en forêt. C’était en janvier. Les deux jeunes n’allaient plus rester très longtemps avec leur mère puisque la saison du rut débute fin février et, à cette époque, la femelle doit être seule pour rencontrer le mâle.
Je rentrai de chez un éleveur ovin avec lequel je travaillais à la mise en place de chiens de protection. Sur une petite route traversant une forêt que je connais bien, je vois deux éclairs passer devant ma voiture. Je n’ai pas eu le temps de voir de qui il s’agissait, mais mon cerveau avait analysé la situation en une fraction de seconde : pas de queue pendante, ventre et intérieur des cuisses blancs : des lynx !
Aussitôt, je braque mon véhicule en direction de la forêt, je mets plein phares et je sors. Je lance deux appels et à peine ai-je terminé le second, que deux lynx sortent de la forêt et viennent s’assoir en face de moi ! Bien que le secteur soit peu fréquenté à cette heure, une voiture passe et je dois alors remonter dans mon véhicule pour le déplacer. Je me dépêche, mais je me dis que c’est sans doute terminé. Avec ces manœuvres, les lynx seront partis. Je gare donc ma voiture le long de la route puis reviens à l’endroit de la rencontre et je lance un nouveau cri. Un lynx répond, puis sort d’un fourré alors que le deuxième reste plus à l’écart (je parlais tout à l’heure de la différence de personnalité des individus). Me voilà donc en forêt, de nuit, avec un jeune lynx assis à 3 mètres de moi ! Je fais donc comme lui, m’assois et je lui parle calmement. J’adore ce type de rencontre où plus rien n’existe, je suis seul au monde avec le lynx, plus rien ne compte. Je « discute » donc avec le jeune félin, tout en prenant quelques clichés de cette rencontre magnifique. Après coup, j’ai analysé la situation et le comportement des animaux : durant le temps passé avec le jeune, je n’ai pas vu la femelle, qui était pourtant forcément là. J’en déduis que lorsque j’ai appelé la première fois, les jeunes ont cru entendre leur mère et ont répondu à ses appels. Elle devait être de l’autre côté de la route. À cet âge, jeunes et mère ne sont plus collés. Ils peuvent se déplacer ensemble, mais à plus ou moins grande distance, et la mère n’est pas venue lorsque j’étais avec ses jeunes. J’ai eu le bonheur de croiser d’autres lynx, de très près, mais cette rencontre reste l’une de mes préférées.
© Patrice RAYDELET
La population semble se maintenir chez toi dans le Jura, mais stagne dans les Alpes et décline dans les Vosges. Peux-tu nous parler des principaux enjeux de sa protection sur notre territoire ?
Pour parler d’enjeux, il faut déjà se positionner sur la question. Pour moi, le seul enjeu qui vaille est celui du maintien de la biodiversité, seul garant de la survie sur cette planète. Le lynx boréal étant un super prédateur indispensable au maintien de l’équilibre entre populations d’herbivores et régénération végétale, il est essentiel de le préserver. Dans le massif jurassien, la population se porte relativement bien, contrairement à celle des Alpes ou des Vosges. Il y a de nombreux paramètres pour expliquer cet état de fait, mais le plus important à mes yeux est celui de l’acceptation. Chez moi, l’espèce est de retour depuis près de 50 ans, nous avons réalisé un énorme travail de communication et mené un grand nombre d’actions pour aboutir à la situation actuelle.
Il reste encore beaucoup à faire, mais cela montre que le Jura a une grande responsabilité dans le maintien de l’espèce sur notre territoire national.
Le Plan National d’Action Lynx*, qui a été initié très récemment. Penses-tu qu’il soit assez ambitieux ?
Nous travaillons, avec d’autres acteurs, depuis plusieurs années, sur la rédaction de ce PNA Lynx. Rien n’est simple, car avec les prédateurs en France, tout est toujours conflictuel et politisé. Il n’y a aucune réponse logique, mais toujours des compromis politiques obtenus après des luttes contre des groupes de pression. Je connais bien ce fonctionnement depuis près de 30 ans… et malheureusement il évolue très lentement !
Ce PNA n’est pas assez ambitieux c’est très clair, mais il a le mérite d’exister, et nous le demandons depuis très longtemps. Il doit être initié en 2022 pour une durée de 5 ans. Malgré ses imperfections, je souhaite qu’il soit rapidement lancé pour enfin répondre à certaines urgences, notamment la lutte contre les accidents routiers. En 2021 près de 10 % de lynx de la population estimée a péri sur les routes en France !
Les imperfections du PNA seront, je l’espère, gommées au fil du temps. N’oublions pas que c’est la première fois en France qu’un tel plan est mis en œuvre pour le lynx boréal. Mais nous devons rester vigilants, toujours !
* https://www.plan-actions-lynx.fr
© Patrice RAYDELET
Plusieurs individus sont braconnés chaque année. La loi punit sévèrement les braconniers, mais cela ne semble pas les décourager. D’où vient ce constat d’après toi ?
La destruction illégale, c’est de cela dont il s’agit, existe depuis toujours malheureusement, et elle est très difficile à estimer.
La loi prévoit effectivement de lourdes sanctions, mais elles ne sont jamais appliquées ! Le dernier cas de destruction que nous avons pu faire condamner (un président de société de chasse) remonte à 2011 ou 2012. Depuis, plus rien malgré les cas avérés. Je ne doute pas de l’implication des agents de l’OBF pour mener leurs enquêtes, mais les moyens mis à disposition ne sont pas à la hauteur des enjeux. Si l’on souhaite réellement appréhender les coupables de tels actes, il faut changer de méthodes et mettre des moyens supplémentaires. On le voit maintenant avec la police scientifique pour les cas d’homicides, on trouve les coupables. Donc si l’on met des moyens identiques, nous les trouverons aussi en ce qui concerne les cas de destructions de la faune sauvage. Le PNA doit nous permettre de faire évoluer la situation, c’est un des axes de travail.
Raconte-nous à présent ce que fait pour le lynx le Pôle Grands Prédateurs dans lequel tu es impliqué.
Le Pôle Grands Prédateurs* fait beaucoup de choses ! Je l’ai créé en 2007 pour accompagner le retour du lynx (et du loup) dans le Jura, avec notamment pour objectif la mise en place des moyens de protection des troupeaux. Il n’existait rien, et durant une grosse dizaine d’années nous avons fait un travail gigantesque à tous les niveaux. Création d’un centre de reproduction de chiens, accompagnement des éleveurs, création de sessions de formation pour les éleveurs et les agents administratifs, mise en place et suivi de chiens, actions de communication, études, animations scolaires et grand public…
Le chantier était gigantesque, et maintenant la protection des troupeaux dans le massif jurassien est une réalité ! Mais que d’obstacles, de mauvais coups, de mensonges, d’hypocrisie…
Depuis 3 ou 4 ans, le Pôle a réorienté ses actions vers plus de communication et d’actions de sensibilisation. Depuis 2015 notamment, nous organisons à Lons le Saunier (39), le seul festival en France uniquement dédié aux prédateurs de tous ordres. Nous prévoyons, en 2022, un évènement pour célébrer les 15 ans de l’association et revenir sur toutes les actions menées depuis 2007.
À titre personnel, je vais aussi me remettre à un nouvel ouvrage sur le lynx, dans lequel je présenterai, entre autres choses, les difficultés à faire avancer ces dossiers dans un pays comme la France.
* www.polegrandspredateurs.org
© Patrice RAYDELET
Qu’a-t-on appris sur l’animal récemment, notamment grâce aux photos captures mises en place par l’OFB ?
Le développement des pièges-photo nous apporte de nombreuses informations sur cette espèce encore méconnue. L’OFB anime le réseau Lynx-Loup, dont je suis correspondant pour le massif jurassien, et recueille et analyse les données envoyées par l’ensemble des correspondants. Les lynx sont identifiés individuellement grâce à leur pelage et cela permet de mieux les suivre, donc d’en apprendre davantage sur leurs comportements respectifs.
Ce suivi plus fin autorise dorénavant à mieux cerner les déplacements des animaux, à connaître leurs origines et leurs liens de parenté, à documenter la dispersion des jeunes. Des chatons identifiés avec leur mère peuvent être ainsi suivis par différents correspondants durant la période de dispersion et d'établissement sur un nouveau territoire. L’avènement et le développement des pièges-photo est une vraie valeur ajoutée dans le suivi d’une espèce aussi difficile à observer que le lynx boréal.
Tu repars sur sa piste bientôt ?
Je ne quitte jamais sa piste !! Par-contre, dans le Jura comme ailleurs, elle est plus difficile à suivre en raison du déficit d’enneigement. Ce n’est pourtant qu’en hiver que nous pouvons faire un pistage efficace. Le suivi que je fais actuellement est destiné à la réalisation d’un documentaire, finalisé d’ici 2 à 3 ans je pense, et d’un nouveau livre sur le lynx boréal.
© Patrice RAYDELET
En savoir plus
Parmi les livres de Patrice Raydelet :
- Les animaux, la nature et la France "Changer de paradigme, modifier nos comportements", L’Harmattan, 2019
- Le lynx boréal, Delachaux et Niestlé, 2006 - Épuisé
Écrits en collaboration :
- Loups « ils sont », leur retour en France, La fauvette à lunettes, 2021
- Jura, les dompteurs du froid, Omniscience, 2021
- Comment conserver le lynx boréal en 21 actions ?, SFEPM, 2019
- « Plan d’actions pour la conservation du lynx boréal (Lynx lynx) en France », WWF France, SFEPM, 2019
- Big five, Delachaux et Niestlé, 2018
- Le lynx boréal, cahier pédagogique, La fauvette à lunettes, 2016