Le chef Sorot et quelques compagnons, devant l’entrée d’une petite grotte secondaire.
Chaque mois désormais, nous laissons à notre ami Franck Charton le soin de nous conter un de ses meilleurs moments de voyage et de partager avec nous ses plus belles images. Pour cette dixième chronique, Franck nous emmène en Indonésie, chez les Wana de Sulawesi.
Textes et Photos Franck Charton
Les Wana de Sulawesi
Avec les invisibles de Morowali
Longtemps considérés comme très difficiles à contacter, les Wana de Sulawesi, peuple autochtone semi-nomade, vivent au plus profond de la forêt primaire du nord de l’île, notamment sur les pentes de leur montagne sacrée, le Gunung Tokala, truffé de grottes. Après plusieurs voyages chez les Toraja de Rantepao, un de mes guides locaux me convainc un jour de tenter une expédition pour rencontrer ce peuple autochtone en sursis.
Sur le Ferry
Ekson, mon compagnon toraja, m’a prévenu : la chose la plus folle, en pays wana, consiste à se déplacer, parfois sur de longues distances, à un ou deux mètres au-dessus du sol spongieux et épineux de la jungle, le long de troncs ébranchés jetés en travers des marécages et des ravines. Une espèce de mikado géant et surréaliste ! Cette progression de funambule requiert stamina, équilibre et adhérence, sur des écorces moussues glissantes à souhait. À l’époque, au début des année 90, aucune route ni même de piste ne dessert la grande réserve naturelle de Morowali, dans le nord-est de l’île-papillon. On s’y rend, laborieusement, depuis le bourg de Kolonodale, en attrapant un bateau qui traverse l’extrémité nord du golfe de Banda, en s’arrêtant dans tous les petits ports, rades et comptoirs de pêche. Un tortillard maritime en somme où, enroulé dans son sarong, on somnole une après-midi et nuit entière sur le pont ou à fond de cale, entre des monceaux de bananes et des sacs de coprah.
En piste !
À l’aube, enfin, nous débarquons poisseux et ankylosés sur un rivage où se penchent des cocotiers. Devant nous, les cris d’oiseaux, derrière nous, le vrombissement assourdissant de la forêt, comme secouée par des nuées d’insectes hystériques. Oppressant… Il s’agit de trouver deux ou trois porteurs, de constituer un petit stock de provisions qui nous permettra de marcher au moins une semaine en autonomie dans la jungle, avec un surplus de poisson séché, riz, sucre et café, pour les cadeaux aux communautés rencontrées en route. Celles-ci pourront peut-être nous renseigner sur la présence ou non d’« invisibles » dans leur secteur. Appelés aussi orang asli (hommes originels), ou orang hutan (hommes de la forêt), les Wana suscitent un mélange de fascination/répulsion parmi les paysans et colons venus s’installer en bordure de la grande forêt primaire. Après une nuit passée dans le dernier village atteint en pirogue, démarre le trek, dur, interminable, épuisant, dans une moiteur suffocante, sans exactement savoir où nous allons. Notre seul plan : « tourner » sur les pentes du Gunung Tokala, dans l’espoir de tomber un jour sur un clan wana.
Dans la jungle femelle
Laissant derrière nous les kebun (jardins cultivés), notre petite colonne file vers les collines enmaquisées, par une enfilade de vallons bouquetés de palmeraies, puis ourlés de prairies aux hautes graminées blondes. Au-delà, la forêt humide nous absorbe en son sein, foisonnante et volatile. Cocktail de fragrances putrides, de troncs-échasses, de lianes parfois urticantes, de cris stridents et toujours ce bruit de fond qui rend fou : la crécelle obsédante des criquets. Quand on y pénètre de nouveau au sortir d’une clairière, tout s’arrête, comme un grand silence soudain assourdissant. Puis l’orchestre symphonique de la canopée reprend, avec d’abord les insectes qui écrasent la partition, parfois le chant ou l’appel d’un oiseau, auquel se joint plus tard le concert des amphibiens à la tombée du jour, plus rarement le glapissement d’un mammifère. Chaque gué où l’on peut se rafraîchir pieds, jambes et parfois le torse est vécu comme un soulagement. Chaque nouvel obstacle est accueilli avec fatalisme. Pente après pente, ravin après fondrière, tronc après tronc, notre petit groupe se fraie un passage dans une végétation luxuriante, où l’usage du parang, la machette locale, se révèle indispensable. Les chemins évidents des premières heures se sont transformés en de vagues sentes malcommodes, aux multiples ramifications « paumatoires », et nos porteurs deviennent alors nos guides, avant d’être eux-mêmes perdus. À plusieurs reprises, nous devons rebrousser chemin, la forêt s’étant refermée sur une sente qui semblait prometteuse, avant d’essayer de nouveaux passages, ailleurs…
Les invisibles
Les bivouacs sont improvisés près des rivières, ou dans d’anciennes clairières abandonnées, déboisées il y a peu par des clans semi-nomades, avec la technique de l’écobuage et du brûlis, afin de récolter quelques calebasses de riz sec, quelques brassées de manioc, de haricots ou de papayes. Notre régime reste le même, tous les jours : riz et poisson séché, épinards de forêt bouillis (récoltés quotidiennement dans le sous-bois), bananes, café noir bien sucré. Au bout de cinq jours à ahaner sur des terrains impossibles, à transpirer toutes les larmes de son corps, se faire piquer par des légions de bestioles, dormir en chien de fusil dans nos hamacs tendus entre deux troncs ou piquets, l’heure est au découragement. Nous n’avons rencontré, en tout et pour tout, qu’une poignée de paysans chargés de manioc ou de fèves, un petit groupe de chasseurs en maraude avec leurs chiens, rentrant bredouilles. Aucun ne nous a signalé avoir aperçu ou croisé, ne serait-ce que la trace d’un Wana coureur des bois. De même, aucune des trois familles wana sédentarisées, près des huttes où nous nous sommes arrêtés, n’a voulu nous donner le moindre indice. Dépité, je déclare à Ekson que si rien de nouveau ne se produit d'ici le lendemain soir, nous ferons demi-tour.
L’apparition
Au sixième jour donc, à l’heure de la pause de midi, alors que nous sommes assis en cercle assommés de chaleur près d’un ruisseau et devisons sur le chemin le plus rapide pour rentrer sur Kolonodale, un vieil homme barbichu aux cheveux bouclés et à l’allure de mage fait son apparition dans la clairière. Flanqué de deux hommes et d’une jeune femme, il se dirige vers nous avec un sourire énigmatique. Tous sont vêtus de pagnes ou de tuniques en écorce battue, portent des paniers en rotin dans le dos et brandissent une sarbacane à la main. Un frisson me parcourt : avant même d’avoir confirmation, je sais que se tiennent devant nous d’authentiques Wana de forêt, les fameux « invisibles » ! Heureusement, ces derniers maîtrisent quelques rudiments de bahasa indonesia, la lingua franca qui permet de se faire comprendre à travers les 13 466 îles de l’archipel indonésien. Nous apprenons donc que Sorot l’ancien, guérisseur traditionnel et chef de son clan, sait, pratiquement depuis le début de notre trek, que nous sommes partis à leur recherche. Il sait aussi, grâce aux témoignages de ceux que nous avons rencontrés en chemin, que nous ne sommes ni des policiers, ni des soldats indonésiens (qui périodiquement essaient de les «fixer» près des côtes), ni des missionnaires espérant les évangéliser, ni des forestiers ou des écologues venus les persuader de quitter le parc national de Morowali où ils sont installés depuis des temps immémoriaux, bien avant que ce territoire ne devienne une réserve naturelle. Il veut donc savoir ce que nous cherchons et a décidé de venir en personne à notre rencontre.
Apprivoisement
Sorot et les siens nous demandent de les suivre dans une clairière retirée, à une heure et demie de notre position, où nous retrouvons une partie de son clan, une quinzaine de personnes, hommes, femmes et enfants, installés dans des cabanes rudimentaires sans murs, au toit de feuilles de palmier séchées ; l’équivalent asiatique des palapas mexicains ou des carbets antillais. C’est un habitat temporaire, utilisé au moment des brûlis, des repiquages, puis des récoltes. Nous y passerons trois jours, à faire connaissance, partager des repas grâce à nos provisions (en échange d’un peu de leur tabac qui ressemble à du chanvre, car ici, tout reste affaire de troc), s’entraîner au tir de sumpit (sarbacane) et surtout gagner leur confiance. « C’est la première fois qu’un étranger passe autant de temps pour venir nous voir, sans rien demander en échange » me confie Sorot. « Ici, les transmigrasi (paysans déplacés d’autres îles pour cause de surpopulation ou d’aléa climatique) qui colonisent la région nous considèrent comme des sous-hommes. Pour les autorités, nous sommes un problème, car à leurs yeux, les plantes et les animaux du parc ont davantage de valeur que nous autres, hommes de la forêt, qui avons toujours vécu ici… » Le sage Sorot officie aussi comme intercesseur sprituel auprès des esprits de la forêt et des grottes. Volontiers facétieux, il ne tarde pas à me baptiser Kachuga malua (« sexe d’acier »), en raison de ma propension (déjà !) à faire des photos. Parmi les enfants, je me prends d’affection pour le jeune Toruk, petit-fils de Sorot. Aussi espiègle que volubile, il me fait irrésistiblement penser à l’avatar wana de Mowgli.
Le peuple des grottes
J’apprends que régulièrement, lors des patrouilles des rangers ou des visites des autorités forestières, les Wana filent se cacher dans leur grottes et abris sous roche qui ont constitué, pendant des siècles, leur habitat principal. Le vieux chef a vite compris que je meurs d’envie de les voir. Le quatrième jour dans la clairière, Sorot estime que je suis prêt et il décide de m’emmener dans une de leurs grottes secrètes, où ils vivent à la période des pluies. Près de quatre heures de marche difficile nous en séparent, car mes amis wana prennent grand soin de brouiller les pistes, multipliant les fausses directions, les retours en arrière, les circonvolutions, de sorte que je ne puisse jamais espérer retrouver les passages. En fin d’après-midi, nous rejoignons, en gravissant un becquet rocheux qui en cachait l’ouverture, un porche cyclopéen. La cavité fait environ vingt-cinq mètres de hauteur, pour quarante de large, et elle est tapissée de fougères, lichens et autres mousses, aussi loin que peuvent atteindre les rayons obliques du soleil. À l’intérieur, une bonne demi-douzaine de plateformes en bambou, plus ou moins spacieuses, « meublent » le sol escarpé, où plusieurs feux sont entretenus par les membres les plus âgés du clan, qui demeurent ici en permanence et que je n’avais donc pas rencontrés dans la clairière. En me découvrant, certains s’enfuient et vont se cacher dans des cavités voisines. Ils ne reviendront que plus tard, rassurés sur l’innocuité de ma présence. La soirée est gaie, autour des braseros où, par petits groupes, les membres du clan se serrent et fument, pendant que les femmes préparent à manger : pulpe de manioc cuite dans des bambous, assortiment de feuilles macérées dans un bouillon, avec des larves de palmier et quelques baies.
Parcours initiatique
Au milieu de la nuit, alors que je somnole près d’un foyer, blotti dans mon sarong, je suis secoué sans ménagement par le vieux chef. « Kachuga Malua, lève-toi et viens avec nous, tu vas voir où habitent nos Dieux et nos ancêtres ». Quelques guerriers et Toruk nous escortent, munis de pains de résine appelée damar, qui, mis à feu et isolés par des écorces ou des feuilles, deviennent d’excellentes torches naturelles à combustion lente. Nous rejoignons le fond de la cavité qui forme un goulot ; celui-ci mène à une rampe descendante qui s’enfonce très loin au cœur de la montagne sacrée, dans les entrailles du Gunung Tokala. Nous marchons plus d’une heure en mode spéléo, au fil d’une litanie de salles, de couloirs et de pilastres de calcite, qui deviennent autant de chapelles, de temples et d’autels des esprits protecteurs. À intervalles réguliers, les Wana me montrent, ici un curieux stalagmite, là un imposant stalactite. Présentant leurs torches, ils semblent alors se recueillir en silence, pendant que Sorot le vieux chaman vaticine en psalmodiant en langue wana. Jusqu’à une époque récente, les Wana asli pratiquaient ici les rites de passage à l’âge adulte pour les jeunes hommes en âge d’aller chasser seuls. Une coutume déjà en voie de disparition à l’époque de ma visite, sous les coups de boutoir des pistes en construction, des plantations d’huile de palme en train de grignoter la forêt, y compris parfois au sein du parc national, du trafic de bois précieux sous la pression de bûcherons sans vergogne, tout cela fruits d’une corruption endémique. Cette nuit-là cependant, dans le ventre de la montagne tutélaire du peuple de la forêt, avec ces guerriers d’un autre âge qui m’avaient accordé leur confiance, j’ai eu le sentiment de vivre un rituel initiatique inouï, au point de devenir moi-même, le temps d’un songe peut-être, un peu wana.
Découvrez nos voyages en Indonésie.
Deuxième jour de trek en direction du Gunung Tokala.
Jeune Wana et sa sarbacane.
Rencontre avec un vieux chasseur wana et son épouse.
Enfant wana dans une clairière de défrichement, lieu d’habitat temporaire.
Femme préparant de la farine de manioc en
grattant la pulpe contre une tige de pandanus.
Groupe de Wana sédentarisés.
Ancien wana jouant du luth traditionnel.
En route vers un campement de forêt.
Porteurs devant une grotte aménagée mais abandonnée, où nous ferons étape.
Sorot l’ancien avec sa sarbacane.
Sous le porche de la grande grotte habitée du Gunung Tokala.
Jeune couple préparant la soupe du soir.
Le clan de Sorot dans le porche de la grotte-cathédrale.
Le jeune Toruk, tel un Mowgli wana, apprend à faire du feu.
Expédition spéléo dans les galeries souterraines
de la grotte, avec des torches en résine-damar.
Le stalagmite des initiations, loin au fond de la grotte.
Le vieux Tunga, l’un des meilleurs chasseurs de sa génération,
quelques jours avant sa mort, prostré et mélancolique.
Retour vers la « civilisation » en pirogue, via les marécages côtiers.
Le jeune Toruk, deux ans après ma première visite, devant un pan de montagne
entièrement défriché, pour créer une immense plantation d’huile de palme.
Dans l'esprit des voyages que nous organisons à la rencontre des peuples emblématiques isolés d'Indonésie, tels que les "hommes-fleurs" mentawai de Siberut ou les papous korowai de Papouasie indonésienne, nous préparons un voyage à la rencontre de peuples rares et isolés de Sulawesi, dont les Wana. N'hésitez pas à cliquer sur le lien précédent si vous voulez avoir plus d'informations. Il se peut d'ailleurs que nous organisions aussi un voyage à la rencontre du peuple Tagutil du nord des Moluques. Nous consulter.
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