Le delta de l’Okavango, immense enchevêtrement de marécages, de chenaux et de prairies inondées, respire au travers de millions d’îles où converge la faune sauvage. Oscillant entre dix et seize mille kilomètres carrés selon les hautes ou basses eaux saisonnières, cet écosystème unique incarne le rêve d’une nature virginale.
Un réveil au bord de l'Okavango
Vous êtes-vous déjà rasé le bouc, la tête entre deux éléphants ? Depuis ma cabane perchée dans les frondaisons, j’observe le groupe de pachydermes qui prend tranquillement son petit-déjeuner de feuilles, de chaque côté du miroir, juste sous mes pieds. Le lodge de Kwetsani, havre de charme niché au cœur d’un bosquet d’arbres luxuriants, propose une chaumière centrale faisant office de lounge-salle à manger, trois bungalows de canne sur pilotis, toits de paille et lits à baldaquin de part et d’autre, et une grande terrasse en bois avec piscine intégrée. Classe et simplicité…
Les bungalows sur pilotis du lodge Kwetsani.
Quarante minutes de vol depuis la petite ville de Maun, porte méridionale du delta, ont été nécessaires pour rallier le camp. Les Cessna qui font la navette entre les différents camps de brousse peuvent embarquer entre quatre et dix passagers. Ces sauts de puce aériens sont autant d’occasions de saisir en un coup d’œil l’invraisemblable architecture du delta, vaste masse d’eau se ramifiant presque à l’infini au contact des strates alluvionnaires des immenses plaines jouxtant le Kalahari. Sous les ailes, défile un fantastique damier de steppes émergées, de bosquets touffus et de zones humides. Un camaïeu de verts, d’ors, d’ocres et de bleus.
On se rend de lodge en lodge par des petits avions-taxis, ici entre Savuti et Maun.
Naissance d'un écosystème unique
Le delta de l’Okavango forme un immense marécage, issu des eaux de ruissellement venues des hauts plateaux occidentaux de l’Angola, à plus de 450 kilomètres de là. Lorsque les pluies atlantiques s’abattent sur les montagnes de ce pays côtier du sud-ouest de l’Afrique australe, à partir d’octobre, il faut presque neuf mois pour que les multiples cours d’eaux – se rejoignant pour former la rivière Cubango – traversent la Namibie, sous le nom de Kavango, puis pénètrent au Botswana, devenant l'Okavango, et rejoignent Maun en juillet, à l’extrémité sud de cet écosystème spécifique. Cette lenteur est due au gradient d’écoulement très faible : à peine soixante mètres de la source à l’exutoire, dans les sables du désert du Kalahari, où s’évaporent 95 % de l’eau. Ces eaux se déversaient autrefois dans le lac asséché Makgadikgadi. L’activité tectonique et la création de failles interrompirent cet écoulement, les eaux revenant en arrière et créant un delta intérieur hérissé d’une multitude de bras, d’îles et de marais, devenu le deuxième plus vaste au monde après celui du Niger.
Le delta de l’Okavango, une histoire d’eaux née des pluies angolaises, finissant par s’évaporer dans les sables du Kalahari.
Les extrémités du jour, contemplées depuis un mokoro, révèlent l’ensorcelante poésie du grand marécage.
Premières rencontres animalières
Les camps de brousse, au sein de concessions allouées par le gouvernement ou les communautés tribales, sont gérés par des compagnies privées, selon un cahier des charges très strict. Les véhicules, de puissantes Land Rover 4x4, tanguent dans les ornières de sable comme des bateaux ivres. Les poussées d’adrénaline qui accompagnent la traque d’un félin ou d’un gros mammifère alternent avec des plages plus contemplatives, quand la faune se raréfie. Décryptage des traces fraîches, écoute des mille bruits du bush ou observation des lointains à la jumelle meublent alors ces instants suspendus. Le lendemain, c’est en bateau plat à moteur que nous nous frayons un chemin entre les papyrus vers la grande île de Hunda. Grues, hérons, cormorans, aigles et martins-pêcheurs s’envolent de tous côtés dans un poudroiement d’ailes. Des cascades de hoquets nous alertent qu’un groupe d’hippopotames barbote au détour d’un méandre. Des petits yeux furieux et des narines protubérantes sont tout ce que nous apercevrons d’eux. Silhouettes d’arbres calcinés, termitières géantes aux formes insolites, baobabs et tourbières forment un cadre somptueux, ou buffles, girafes, koudous et phacochères abondent. En bonus, un léopard dans un arbre, que nous surprenons en train de tirer à terre une carcasse d’impala qu’il avait remisée en hauteur pour mieux la déguster en période de disette.
Un toucan (Hornbill), instant suspendu.
Safari à travers les grands horizons
Réveil en fanfare ce matin : des babouins se disputent ma salle de bains en plein air ! Ils ont réussi à ouvrir le robinet de douche et se battent pour boire, pendus au pommeau. Court transfert en hélico vers le camp de Vumbura, de l’autre côté d’une immense plaine inondée. Là, ce n’est plus du luxe, mais de la volupté ! Les bungalows sont immenses, complètement isolés les uns des autres et ouverts sur le bush. La décoration : ultramoderne, sobre, presque zen. Open bar à l’intérieur. Lit géant. Douche princière. Baies vitrées à 180 °C. Une piscine privée, turquoise, agrémente chaque patio. C’est le summum du raffinement au cœur du wilderness ! Une oasis de civilisation ultime, sertie au plus près du bush austral. Ce contraste, abyssal, procure un sentiment jouissif.
Après les rafraîchissements et les petits gâteaux à l’heure du thé, départ en safari à travers les grands horizons du centre de l’Okavango. Les plaines herbeuses ondulent à l’infini, entrecoupées de palmiers, d’épineux et de marécages scintillants. Ici une hyène en goguette, là un trio de girafes joueuses, plus loin une hippotrague, ou rare « antilope cheval ». À l’heure orange du couchant, nous nous accordons un moment de pause hors du véhicule, à siroter un petit vin blanc du Cap sous un acacia. Un orage terrible tonne au loin, nous gratifiant d’éclairs fantasmagoriques et de déflagrations titanesques. Au retour, le chauffeur promène, tout en conduisant, un projecteur infrarouge de gauche à droite. Comme par magie, des dizaines d’yeux illuminent alors la nuit : rouges pour les carnassiers, verts pour les herbivores.
Son et lumières orageux sur les marais de Vumbura. Quand les orages éclatent en novembre après les premières grosses chaleurs, l’énergie accumulée est telle que les éclairs fusent parfois horizontalement.
Entre deux orages, la savane s’illumine. (À gauche) - Intérieurs spacieux et zen de Vumbura South lodge. (À droite)
Le Botswana, leader africain de l'écotourisme
Le delta de l’Okavango, classé au patrimoine mondial de l’Unesco, est célèbre pour la densité phénoménale de la faune qu’on peut observer de près, dans un cadre sauvage préservé. Outre les animaux emblématiques du marais : hippopotames, crocodiles, lechwe, et les « classiques » antilopes, zèbres, girafes, singes et phacochères des savanes africaines, le visiteur peut apercevoir les fameux Big Five : lion, léopard, éléphant, rhinocéros et buffle. Cette expression de chasseurs, car les animaux les plus dangereux à traquer étaient considérés comme plus prestigieux, a ensuite été recyclée par les tour-opérateurs à des fins marketing. Les problèmes de braconnage sont loin d’être résolus, mais la situation en Afrique australe s’est globalement améliorée depuis une dizaine d’années. Grâce à sa faible population et à son interventionnisme environnemental, le Botswana fait figure de leader africain en matière d’écotourisme.
Le léopard passe une grande partie de ses journées alangui dans les arbres.
La piscine perchée dans la canopée de Jao lodge.
La loi de la jungle
Le soir, le staff du camp a préparé un petit show devant le feu du boma, ou enceinte traditionnelle de pieux fichés en terre. Danses et chants tswana sont exécutés avec force éclats de rire et bonne humeur. Après le dîner, chaque hôte est raccompagné à son bungalow, par mesure de sécurité. Le lieu semble idyllique, mais la savane est si proche ! Confirmation dès le lendemain que, malgré l’apparente douceur des paysages et le côté bucolique des scènes animalières, règne bien ici la loi de la jungle. C’est d’abord un hippopotame victime d’une attaque de lions, qui agonise dans une mare, le cuir lardé de coups de griffes. Déjà, oiseaux et poissons se régalent dans les plaies à vif. Plus loin, c’est un éléphanteau à la queue arrachée par un prédateur, qui attire notre attention. Puis un mâle impala avec une corne sectionnée, probablement par un rival lors d’une joute pour la conquête d’un harem. Enfin, c’est le triste spectacle d’une femelle gnou en train de mettre bas, harcelée par une hyène. Le petit est à moitié sorti, mais le fauve essaie déjà de le happer, avant même qu’il n’ait touché le sol ! La mère se défend avec l’énergie du désespoir mais l’issue est inéluctable. Impuissants, nous ne pouvons que regarder, le cœur serré. À l’ombre d’un palmier, une fratrie de trois jeunes lions somnole au pied d’une termitière. Assez grands pour chasser seuls, ils se sont séparés de leur clan. Soudain, l’oreille aux aguets, ils sautent sur leurs pattes et traversent les hautes herbes. Lorsqu’ils s’arrêtent au pied de notre véhicule à ciel ouvert, personne ne fait le malin. Ces grosses peluches blondes, en apparence indolentes, restent de redoutables machines à tuer de 220 kilos de muscles. « Ils nous perçoivent avec la voiture comme une seule entité. Ne faites pas de bruit, pas de mouvement brusque, et tout devrait bien se passer » murmure notre chauffeur. Qui ajoute avec un sourire : « Il y a cependant des délinquants dans toutes les populations ; un coup de griffe est si vite arrivé ! ».
Rencontre impromptue avec un hippopotame, alors qu’il prenait sa sieste à l’ombre d’un acacia.
Règle de base : ne jamais se placer entre un hippo et l’eau !
Démographie et ethnies
Sur le territoire botswanais, grand comme la France, ne vit qu’une population clairsemée de 1 650 000 personnes, ce qui fait environ deux habitants au kilomètre carré, l’une des plus faibles densités démographiques au monde. La capitale Gaborone, au sud du pays, compte 300 000 âmes. L’ethnie tswana, de culture bantoue, forme 60 % de la population du « pays des Tswana » (Bo-tswana). Si la langue officielle est l’anglais, le setswana reste la langue africaine la plus répandue. Il existe huit tribus principales tswana, chacune occupant son propre territoire, avec ses chefs traditionnels. Seules les San nomades et quelques milliers d’Européens résidents ne sont pas inclus dans ce système tribal.
Cent mille éléphants vivent dans le delta de l’Okavango, soit environ un cinquième de la population africaine.
Face à face avec un éléphant
Dernier coup d’aile vers le lodge de Savuti, au nord du delta, fameux pour sa concentration d’éléphants. Le cadre est somptueux, l’ambiance résolument wilderness. Ma terrasse jouit d’une vue panoramique sur le channel, un bras d’eau saisonnier jouxtant le camp. À peine ai-je posé mes sacs, que le guide Grant Atkinson me signale un gros mâle solitaire en bordure du channel. Nous sautons dans une pirogue et nous laissons glisser en silence. Nous sommes à quelques coups de pagaie de lui, presque à ses pieds, lorsqu’il nous repère, agite les oreilles, dresse sa trompe, pousse un barrissement monstrueux et fait volte-face dans un fracas de roselières piétinées. Nous restons pétrifiés. Observer un éléphant depuis un véhicule de safari blindé est une chose. Le contempler au fil de l’eau, sans aucune protection en cas de charge, en est une autre !
Un éléphant ,en train de se rafraîchir dans la rivière Savuti, dérangé par notre pirogue, signale sa mauvaise humeur.
Le crépuscule tombe sur le bush. Des oiseaux passent en escadrille au-dessus du camp. Deux hyènes partant en chasse se concertent en poussant des cris plaintifs. Un souffle tiède inonde l’air musqué. Qui pourrait nier le bonheur ineffable que procure ce plaisir minuscule du retour aux sources : sortir en tenue d’Adam sur le deck de sa cabane vigie, et admirer les derniers feux du couchant sur la savane alanguie ?
Texte et images de Franck Charton.
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