Que peut faire l’homme lorsqu’il se trouve immergé dans une nature redoutable, confronté aux dangers qu’elle recèle immanquablement ? Comment rendre hommage à sa puissance ambivalente, nourricière et dangereuse ? Questions qui peuvent paraître incongrues aujourd’hui mais qui, sans qu’il soit besoin de remonter jusqu’à la Préhistoire, furent cruciales pour bien des peuples.
Plus de 3000 ans avant J.C., s’implantant et se sédentarisant sur les bords du Nil, des hommes leur donnèrent une réponse magistrale. Dans le Sahara, les vertes plaines et les grands lacs s’étaient asséchés, mais le Nil préservait des terres fertiles vers lesquelles migra une dense population qu’un roi – Narmer – unifia, inaugurant une civilisation éblouissante dont les dieux et les déesses se manifestaient dans des figures animales multiples. Qu’elles soient des airs, des eaux, des sables ou de la terre, sauvages ou familières, les bêtes parviennent à symboliser les divinités sur lesquelles reposent l’ordre du cosmos, son renouvellement harmonieux et la vie de l’au-delà. Le panthéon extraordinaire de la vallée du Nil, contemplé sur les colonnes de granit, dans l’obscurité des chambres funéraires, dans l’artisanat du quotidien témoigne, par la multiplicité des représentations animales, que la spiritualité singulière des Égyptiens prenait appui sur une immense sensibilité aux vies environnantes.
Même si aujourd’hui, dans la réalité, la faune du Nil s’est bien appauvrie, nous vous proposons d’en explorer certains aspects pour comprendre, par exemple, comment une tête de faucon vint à Horus et celle de chacal à Anubis, pourquoi les déesses Thaouret, « l’hippopotame » et Bastet, « la chatte », sont si vénérées, par quel talent le noir bousier représenta Khépri – l’entité de la renaissance, à laquelle procédait Thot, le dieu de l’écriture et du savoir, des ibis et des babouins… Au long du Nil, voyage dans un imaginaire où s’accordent, avec bonheur, l’aspiration religieuse des hommes et la nature foisonnante.
Une observation attentive de la nature
Gravures d’animaux © MC Gousseau
La nature est partout présente dans le monde égyptien : écriture, iconographie religieuse, art funéraire, artisanat du quotidien… La finesse des représentations témoigne d’un regard attentif, sensible aux spécificités des différents êtres qui la peuplent. Près de 200 hiéroglyphes proviennent du monde animal : oiseaux, mammifères, reptiles, poissons, insectes…
Les Égyptiens ont saisi avec une grande acuité l’ambivalence de cette nature tout à la fois source de vie et de périls, prospérité et menace. Le Nil inonde par ses crues les terres que l’on peut cultiver, mais sur ses berges et dans ses eaux, vaque le puissant hippopotame et se tient à l’affût le redouté crocodile.
Le sens du danger et la conscience de la vulnérabilité de ce qui est font partie de l’âme égyptienne : à chaque crépuscule, Rê s’enfonce sur sa barque solaire dans l’obscurité où le guettent les mauvais démons. L’un d’entre eux est Apophis, le serpent géant et, même si le dieu est protégé par des hiéroglyphes magiques, le risque encouru toutes les nuits est immense. En conséquence, chaque matin, lorsque Rê apparaît sur l’horizon, les hommes célèbrent un nouveau triomphe de la Vie sur la Mort et la victoire de l’Ordre sur le Chaos.
Exposés à une nature aussi riche en ressources qu’en dangers, les Égyptiens devaient surmonter leurs peurs, s’allier les puissances inquiétantes… Aussi, ont-ils dompté symboliquement celle des animaux en les associant à une divinité ; à la faune autrefois opulente et variée de leur univers, va donc correspondre un très vaste panthéon. L’incarnation du divin dans des formes animales procure un double bénéfice pour le peuple égyptien : elle rend sensibles les dieux avec leur/s caractéristique/s prééminente/s, et elle permet de rendre intelligible la nature - y compris dans ses tensions immanentes, voire ses contradictions. En effet, les alliances opérées entre animaux, dieux et déesses proviennent d’une observation fine des capacités, des habitudes et du comportement des diverses bêtes.
Très vénérée, Taouret, la déesse hippopotame, parfois dotée d’une tête de crocodile, est la protectrice de la maternité ; elle veille sur les accouchements, les nouveau-nés et les mères. Ce gros animal est terriblement inquiétant pour les paysans du Nil, mais parce qu’elle devient particulièrement féroce lorsqu’il s’agit de défendre sa progéniture, la femelle figure le dévouement maternel.
Les Égyptiens sont fascinés par la nature énigmatique du serpent : la reptation, la mue, le venin qui tue et qui guérit… Très présents et nombreux dans leur mythologie, les fonctions des divinités serpents reflètent l’ambiguïté de ce reptile et son étrange lien au devenir : Qerehèt, la déesse cobra incarnant l’origine des temps et aussi protectrice vigilante d’Osiris sous l’appellation d’Hetepes-Sekhous ; Uræus surmonte le front royal en toute occasion pour détourner les influences maléfiques, faire fuir les ennemis du pharaon… Malfaisant est Apophis, personnification du chaos qui veut détruire, chaque nuit, la création. Et de l’observation de la mue, vient Ouroboros : ce serpent, qui se mord la queue, représente la perpétuelle rénovation de la nature. « Chaque année, cet animal se dépouille et perd sa vieillesse, de même, dans le monde, chaque période annuelle rajeunit en opérant un changement. »
A gauche : Pharaon © Marc Dozier - A droite : Sekmet © A. Bredredine
Histoires de bêtes…
Anubis est un dieu des plus anciens, affecté au pays occidental – celui des morts, maître des tombeaux, juge au tribunal des âmes, officiant des embaumements, pourvoyeur des offrandes funéraires. Nul n’ignore l’importance déterminante des rites funéraires de l’Égypte antique et si le dieu apparaît avec la tête d’un chacal ou s’incarne sous la forme entière d’un chien du désert, museau pointu, oreilles dressées, corps efflanqué, c’est que ces charognards nocturnes hantaient les nécropoles en quête de pitance ! Mieux encore, leurs habitudes de fouisseurs cachant leur nourriture dans la terre signifiaient certainement pour les hommes d’alors ce qu’il en était de la tâche du dieu : soustraire les dépouilles au regard des vivants.
Un insecte étrange tient une place majeure dans la mythologie égyptienne : le bousier ; noir et sans attrait apparent, il est néanmoins associé au soleil et le nom du « scarabée lumineux » est Khépri, « celui qui vient à l’existence », ou encore « le devenir ». C’est le dieu-soleil en son émergence première. Pourquoi un tel honneur ? Au matin, on peut observer que ce coprophage surgit des ténèbres de la terre et se met à pousser sans relâche – toujours d’est en ouest disent certains – jusqu’en un lieu tranquille où il l’enfouira, une impressionnante boule (de fumier) qui en vient à représenter le soleil en sa course. Mais une autre symbolique s’ajoute : dans la réalité, la bouse façonnée en sphère parfaite recueille les œufs du scarabée qui deviennent larves ; elle est donc aussi nourricière et semble engendrer la vie puisque s’en envole ensuite le (nouveau) scarabée. Pour cela, elle représente aussi « l’Œuf du monde », que tient fermement entre ses pattes le coléoptère. Doté de nombreuses vertus, le scarabée symbolise donc le soleil en son éternel retour et sa boule figure, en certains récits, la source originelle de la vie organisée.
Planant dans l’azur, un chasseur implacable fond soudain sur sa proie à une vitesse vertigineuse (plus de 300km/h)… Le faucon pèlerin est le maître des airs, à l’œil tellement perçant que rien ne lui échappe de ce qui se passe sur la terre. Aussi n’est-il pas surprenant qu’Horus, ce qui veut dire « le lointain », revêt les qualités de ce rapace extraordinaire : puissance et vision. C’est un dieu cosmique dont les yeux sont le soleil et la lune ; son culte est attesté depuis la préhistoire égyptienne et le dieu-faucon incarne l’ordre pharaonique et il est le protecteur du tout-puissant pouvoir royal. Le vainqueur de Seth, dieu sans limites représentant la confusion et la violence, est l’objet de récits mythologiques, particulièrement complexes et enchevêtrés, mais il est partout présent en Égypte antique et « l’Œil d’Horus » - le Oudjat - arraché et déchiré par Seth, puis patiemment recomposé et guéri par Thôt, dieu de la sagesse, a été et demeure encore un très puissant symbole (et une amulette) de guérison, de protection, d’harmonie. À Edfou, un faucon vivant, animal sacré du dieu, choisi pour l’année, disposait d’une maison à l’intérieur d’un enclos qui lui était entièrement consacré…
Les divinités Thot, Hathor, Sekhmet et Horus entourent le Pharaon © MC Gousseau
Dans la religion égyptienne s’affrontent des puissances maléfiques et bénéfiques, mais une remarquable intelligence pratique des Égyptiens l’a préservée d’une vision sommairement manichéenne et même Seth, brutal et fratricide, contribue à l’ordre lorsqu’il symbolise la capacité du pharaon à jeter le tumulte chez ses ennemis pour les défaire ou lorsqu’il assiste Rê dans son combat contre Apophis. Aussi, en toute divinité se trouve un double aspect et les circonstances feront se manifester l’un ou l’autre. Ces métamorphoses internes ne facilitent d’ailleurs pas la lecture des mythes ! Ainsi la féline est-elle la déesse chatte Bastet, bienveillante protectrice du foyer, des gestations et des naissances, musicienne et joyeuse, qui se transforme, lorsque gagne la colère, en Sekhmet la lionne, sanguinaire guerrière – en tout félin sommeille l’animal sauvage et les Égyptiens avaient bien noté que c’est la femelle qui chasse et non le mâle ! Symbole de la féminité pour les gens de ce temps, Bastet est une divinité aux traits antagonistes qui, selon les circonstances, va déployer douceur et joie ou intense cruauté – à tel point que pour calmer sa soif de sang, Rê doit la leurrer en lui donnant à boire un breuvage spécialement inventé pour elle : une bière rouge. Néanmoins, la déesse lionne parce qu’elle fait « trembler le mal » a aussi le pouvoir de guérison et elle est la déesse des médecins.
Mais il n’y a pas que les animaux de la nature sauvage qui font l’objet d’une vénération… Hathor, la déesse vache, représentée souvent sous la forme d’une femme aux longues cornes dressées, entre lesquelles apparaissent le disque solaire et l’uræus, est particulièrement aimée par la population. Au-dessus de nous, sous le nom parfois de Nout, elle porte le ciel sur ses pattes et sur la Voie lactée (les étoiles de son ventre) – le Nil céleste – vogue la barque solaire de Rê. Mère, fille, épouse de Rê, mère et épouse d’Horus, elle est la puissante et adulée déesse de la fécondité, de la régénération, de l’amour, de la joie. De nombreuses fêtes lui sont dédiées, en particulier lors de la crue du Nil, promesse de fertilité dont on lui attribue l’origine, et elle seule comprend dans sa prêtrise des femmes en plus des hommes. La vache est indispensable au paysan égyptien et elle est, par son lait abondant, nourricière…
A gauche : Stèle de Rê, la musique chez les Dieux - A droite : Nout, la Vache céleste (aquarelle, 1818)
Animaux sacrés et momifications
Malgré le profond sentiment d’unité qui lie l’Égyptien au monde animal, les animaux ne sont pas pour autant divinisés ; ils manifestent des caractéristiques des dieux, ils leur servent d’incarnation. Néanmoins, il arrive qu’une divinité puisse « résider dans le corps d’un animal », en faire ainsi « une image vivante du dieu » et le rendre sacré. C’est le destin du taureau Apis.
Des signes physiques précis distinguent un animal singulier parmi tous les autres individus de son espèce, signalant que le divin l’a investi dès sa naissance et jusqu’à sa mort ; ce taureau, symbole de force physique et de puissance sexuelle, était recherché par le clergé dans tout le pays puis installé au temple de Ptah à Menphis. Associé au pharaon, sa popularité était grande, car il était aussi source d’oracles. À sa mort, les rites funéraires dédiés à l’Apis étaient grandioses avec des techniques de momification identiques à celles pratiquées pour les humains. Une immense table d’embaumement en albâtre rappelle, à Menphis, ce rituel qui durait près de soixante-dix jours, accompagné de jeûnes, de pleurs, etc. Puis le sarcophage de la momie était déposé, à Saqqarah, dans une chambre sépulcrale.
Dans les catacombes de certains temples, des milliers de momies d’animaux ont été découvertes, souvent déposées dans des jarres lorsqu’ils étaient de petite taille. À Kom Ombo, au temple de Sobek, les prêtres momifiaient les crocodiles, animaux symboliques du terrifiant dieu des eaux et des inondations. En novembre 2018, ont été exhumées, dans la nécropole de Saqqarah, des momies de lionceaux, de cobras, de scarabées, de chats… Ainsi que de nombreuses statuettes en matières diverses… Animaux de compagnie qu’un propriétaire voulait emmener avec lui dans l’au-delà ou offrandes votives aux divinités concernées pour s’attirer protection et faveur, des bêtes de toutes les tailles et de tous genres ont été largement momifiées dans l’Égypte antique. Parfois, les prêtres d’un temple entretenaient en grand nombre une espèce associée au dieu du temple.
Ainsi, dans la nécropole de Tounah El Gebel, site dédié à Thot, les salles souterraines abritent près de quatre millions de momies, principalement ibis et babouins… Dieu aux multiples attributions, inventeur de l’écriture, archiviste, scribe et messager des dieux, « seigneur du temps » en tant que régisseur des cycles lunaires, juge au tribunal des morts, Thot préside aux opérations de l’intelligence dans le domaine des sciences et des arts, des lettres et de la transmission ; il est magicien et médecin ! Infiniment puissant par son savoir illimité, il se présente avec la tête d’un ibis, oiseau qui, fouillant la vase inlassablement, a la capacité – dit-on – de différencier une eau potable d’une eau non potable, ce qui signifie la détention d’un savoir vital. Le babouin, quant à lui, accueille à l’aube le disque solaire, en poussant de grands cris ; c’est un être sage utilisé pour prédire l’avenir. Il est vraisemblable que sur ce lieu, un élevage massif d’ibis devait assurer aux prêtres un commerce d’œufs substantiel et aux fidèles une provision d’ex-voto… Même si, comme il se doit peut-être dans toute bonne boutique religieuse, ces derniers étaient parfois leurrés puisque bien des « momies » se sont révélées n’être que bandelettes enveloppant quelques os… Les recherches menées sur les momies n’ont, pour l’instant, jamais fait état de maltraitance sur les oiseaux ou sur les singes…
Temple de Sobek, le dieu-crocodile © MC Gousseau
Des millénaires d’intimité
Dans un sentiment aigu de la précarité de la vie, des générations d’Égyptiens ont senti la nécessité d’accorder les puissances divines et terrestres pour favoriser, sur cette terre, la chance et la prospérité, la santé, la fécondité, la guérison, la joie, l’ordre familial et social. Dans le monde souterrain, les dieux à figure animale sont présents pour assurer le passage à l’éternité ou châtier ceux pour qui la pesée du cœur est défavorable ; c’est d’ailleurs la gracieuse déesse Maât, symbolisée par une plume d’oiseau, qui est posée sur la balance décisive du jugement. En hiéroglyphe, cette plume signifie l’harmonie, la vérité et la justice universelle.
Durant des millénaires, le monde égyptien a cultivé l’hybridité alliant singulièrement et harmonieusement les formes des vivants ; aujourd’hui, nous déambulons avec émerveillement dans ce labyrinthe monumental d’art et d’imagination. Est-ce un des chemins possibles vers la compréhension de nous-mêmes, de notre humanité ? C’est peut-être ce que laisse entendre la réponse qui triompha de la force du Sphinx, cette majestueuse chimère au corps de lion et au visage humain, cette représentation magistrale de la double puissance des pharaons dotés de la force de la nature et de l’intelligence consciente de l’humain.
A gauche : La pesée du cœur, sur papyrus - A droite : Soin de momification par Anubis, dessin, 1820
En felouque sur le Nil, au plus près du battement de la nature, l’éblouissement est au rendez-vous lorsque le voyageur admire les pylônes des temples où Pharaon terrasse ses ennemis, s’avance intimidé dans l’allée des sphinx de Louxor, déambule entre les piliers colossaux de Karnak ou d’Edfou, minutieusement et infiniment gravés, pénètre dans la vallée des Rois, dans les « dernières demeures » des pharaons dont les murs somptueux racontent, depuis des millénaires, une mythologie complexe et envoûtante, mesure la vanité de son existence devant les monumentales statues d’Abou Simbel. Tournoiement superbe où s’entrecroisent hiéroglyphes, formes animales, divines et humaines.
Felouque sur le Nil © Marc Dozier