Moment fort du Timkat, l’instant de liesse où la foule des croyants se précipite dans les
bains de Fasilidas (XVIIe siècle) après la longue homélie de l’aube aux portes de Gondar.
Chaque mois désormais, nous laissons à notre ami Franck Charton le soin de nous conter un de ses meilleurs moments de voyage et de partager avec nous ses plus belles images. Pour cette cinquième chronique, Franck nous emmène au cœur des célébrations de la fête du Timkat en Éthiopie.
Évènement religieux le plus important du calendrier orthodoxe éthiopien, la fête de l’Épiphanie, ou Timkat, réunit dans une même ferveur jubilatoire les chrétiens d’Éthiopie, dans un tourbillon coloré de prières, de musique et… d’eau bénite.
Dans l’ombre des châteaux de Gondar
Il y a des moments qui restent gravés à jamais dans notre existence de voyageurs. Comme si nous touchions du doigt un état de transcendance fugace, nous permettant d’appréhender quelque chose de plus grand, de plus fort, que nos simples conditions humaines. Des instants rares… Ainsi en va-t-il, à l’aube de ce 19 janvier, à Gondar, au centre de l’Éthiopie. La marée de tuniques blanches des pèlerins est massée depuis le milieu de la nuit au bord de la piscine médiévale, dite des bains du roi Fasilidas. Un rectangle de pierre, ourlé de figuiers centenaires aux racines-pieuvres, et présidé par un charmant pavillon enjambant des eaux turquoises, merveilleusement limpides. Le bassin est rempli une fois l’an pour l’occasion, grâce à un canal dérivant la rivière voisine. Le site retient une douceur exquise, mélange de poésie bucolique et de spiritualité ancienne, semblant sortir de ses limbes historiques avec une authenticité émouvante.
En 1636, le roi Fasilidas (règne 1632-67), renouant avec une tradition bien établie par ses aïeux, décide de fonder une nouvelle capitale. Las des campements militaires qui depuis des siècles, servaient de cours itinérantes, il fonde au carrefour de trois routes marchandes et au pied du massif du Simien la première capitale permanente, qui va prospérer pendant près de deux cents ans, et où vont se développer les arts, l’architecture et une fastueuse vie de cour. De cette époque glorieuse, date le Fasil Ghebi, une enceinte fortifiée abritant les châteaux, palais et autres monuments (bibliothèque, thermes, salle de banquet, cages aux fauves) ou vécurent Fasilidas et ses successeurs, classée en 1979 au patrimoine mondial de l’UNESCO. On parle de style gondarien, quant au métissage architectural qui caractérise ces édifices de pierre brune, crénelée, avec tourelles et balcons, puisque, outre l’incontestable marque portugaise issue de la longue présence des jésuites, on note aussi des influences indiennes, maures et axoumites.
Ombres furtives
L’assemblée des croyants tremble autant de froid que d’anticipation ; la tension nerveuse augmentant avec chaque verset récité, chaque psaume scandé par le clergé puis repris en chœur par les multiples paroisses. Subrepticement, des ombres dénudées, en caleçon ou maillot, se glissent entre les rangées de spectateurs, pour se placer tout contre le bassin, devant prêtres et diacres en brocards et tuniques damassées, faisant encore monter l’excitation dans la foule, car prélude au dénouement symbolique tant attendu, apex émotionnel du festival.
La procession des reliques sacrées
Hier, les répliques des tables de la loi, les fameux « tabots », ont été sorties en grande pompe de la plupart des églises de la ville - il y en aurait plus de quarante, selon certains guides ! - et ont convergé en procession chamarrée vers ce lieu quasiment mythologique, où offrandes, prières et bénédictions se succéderont toute la nuit. Tout à l’heure, après le plongeon collectif dans le bassin, réplique du baptême de Jésus-Christ par saint Jean-Baptiste dans les eaux du Jourdain, et métaphore du renouvellement de la foi, les sacro-saintes « reliques » seront retournées dans leurs sanctuaires respectifs. Un trajet de deux à trois kilomètres, dans une liesse qui confinera, plus encore qu’à l’aller, à la transe collective.
Spectacle hypnotique
Les musiciens ouvriront la marche, martelant des tambours ventrus portés en bandoulière et agitant d’archaïques crécelles de métal. Des anciennes lanceront des rameaux et du pop-corn, entourées d’hommes armés de pétoires obsolètes, recréant une illusion de corps de garde. Les porteurs d’encensoirs suivront, baignant clergé et fidèles de fragrances capiteuses. Viendront ensuite les diacres serrant contre eux les grandes croix éthiopiennes aux entrelacs de bois sculpté, de cuivre repoussé ou d’argent ciselé. Ce sera alors le tour du tapis cérémoniel, déplié par bandes de quinze à vingt mètres chaque fois sous les pas des prélats, par une cohorte de bedeaux athlétiques. Un ballet virevoltant, à la virtuosité répétitive, se calquant sur la cadence du groupe compact des prêtres et des porteurs de « tabots ». Ces derniers, au centre du cortège, comme s’ils en formaient son cœur palpitant, marcheront, hiératiques, avec les arches d’alliance en équilibre sur leur tête, enroulées dans des étoffes de soie chatoyantes. Oublieux du poids, de la chaleur, du bruit et de l’éternité apparente de la procession, ces précieux portefaix garderont un masque sibyllin, comme transfigurés par la valeur incalculable, quoiqu’immatérielle, de leurs charges.
Joie et solennité
Un service d’ordre sourcilleux veillera au grain, rabrouant sans ménagement toute personne trop proche du convoi ou trop lente à dégager le passage. La masse des impétrants et des badauds semblera s’ouvrir à chaque tronçon de tapis déroulé au sol, tel un mur cent fois lézardé, pour laisser passer le cortège tonitruant et sanctifié. Des chars enluminés fermeront la parade, avec des figurants costumés rejouant des saynètes bibliques à valeur pédagogique, le tout escorté par des bandes de jeunes brandissant des bâtons, fendant la foule, trottant en meutes joyeuses.
Épiphanie collective
Pour l’heure, tout ce beau monde finit de se recueillir dans un silence impressionnant, tandis que les volontaires au bain purificateur forment des grappes en équilibre sur les margelles, mangés des yeux par la foule massée sur des gradins tarabiscotés en bois d’eucalyptus. Enfin, la litanie des prières et des oraisons se conclut par un vibrant « alléluia » ! C’est le signal. Aussitôt, comme un élastique qui lâche, le pourtour du bassin se mue en piscine olympique, en stade, en défouloir : dans une cohue indescriptible et un vacarme libérateur entre clameurs et borborygmes, tout le parterre semble vouloir se jeter à l’eau. Le miroir placide, presque zen, devient flaque furieuse... un jacuzzi écumant sous la pression de dizaines, bientôt de centaines de corps se précipitant avec abandon. Mû par une énigmatique pulsion, je me laisse entraîner dans le bain. Bientôt, nous formons des carrousels frénétiques, un pogo aquatique, tapant des pieds et des mains pour provoquer un maximum de remous destinés à éclabousser, et donc bénir, les spectateurs restés au sec. Chacun hurle à pleins poumons, embrasse son voisin, rit haut et fort, lève les bras au ciel. Pas très « orthodoxe », me direz-vous. S’il n’y avait cette formidable allégresse et l’évidence d’un exaltant moment de communion collective, on pourrait croire à un immense mouvement de panique, comme un Titanic éperonné par la corne de l’Afrique !
Selon l’académie française, l’épiphanie, tirée du grec epiphenia, « choses qui apparaissent », est la manifestation sensible d'une présence divine à l'humanité. On parle aussi parfois de théophanie, ou « manifestation de Dieu », pour évoquer cette fête chrétienne qui commémore l’arrivée des Rois mages venus célébrer la naissance du messie. Appelée aussi « jour des Rois » dans la tradition populaire, elle a lieu le 6 janvier du calendrier grégorien européen, et donc, avec 13 jours de décalage conformément au calendrier julien, le 19 janvier en Éthiopie. En amharique, cette grande fête se nomme Timkat, qui signifie « baptême », puisque son moment fort réside dans l’immersion, réelle ou symbolique, des fidèles, dans l’eau consacrée par les prêtres, au terme des rituels liturgiques, telle une reproduction allégorique du baptême du Christ dans les eaux du Jourdain. Par extension, on dit aujourd’hui d’un instant d’intense bonheur, indicible ou proche de l’extase, qu’il s’apparente à une « épiphanie ».
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Gondar concentre une collection de châteaux unique en Afrique, au style
gondarien mêlant influences portugaises, indiennes et axoumites
La veille du grand jour, des assemblées de prière sont tenues
dans toutes les paroisses de la ville
Les pèlerins convergent vers l’église Debre Berhan Selassié, l’une des plus révérées du
pays. Consacrée en 1694, elle signifie « mont de la lumière de la Trinité », en amharique
Couvertes du traditionnel châle de lin blanc, des croyantes prient
dans le sanctuaire de Debre Berhan Selassié
Plafond de l’église Debre Berhan Selassié, entièrement peint
de têtes d’anges semblant écouter les oraisons récitées
Reconstitution en costumes d’époque, dans les vestiges des châteaux du roi Fasilidas
Prière collective devant le château principal du roi Fasilidas, du XVIIe siècle
Les châteaux du roi Fasilidas sont classés au patrimoine de l’UNESCO depuis 1979
Début des processions festives, emmenées par des tambours géants
Les tabots, ou tables de la loi des diverses paroisses de Gondar, sont
transportés en grande pompe vers le lieu des cérémonies religieuses
Le porteur de l’« arche d’alliance », au centre, fait l’objet de tous les regards
Des vieilles femmes en transe offrent des rameaux et précèdent le cortège
Chaque paroisse possède son chœur
Un vieux prêtre savoure le moment, l’un des plus auspicieux de l’année
Beauté amharique observant la procession
Offrandes de cierges à l’aube, devant les bains de Fasilidas
Les diacres devant le pavillon baigné par l’eau fraîche
L’assemblée des prêtres au moment de la grande homélie, avant le lever de soleil
Le clergé écoute les chants, assis au pied de figuiers géants
Le moment tant attendu du bain purificateur !
Moment d’épiphanie collective : les baigneurs forment
des rondes, hurlent et chantent à tue-tête